Henri Cazalis, poète du néant et de l'éternité – Choix de poèmes et citations
"Un mystère repose, un mystère d'amour, au fond de certaines fleurs et de certaines nuits tièdes ; mais les mots malaisément expriment ce qu'enseignent les choses silencieuses."
Henri Cazalis, Le Livre du Néant, 1872
"Il était poète par toutes les puissances de son esprit et de son cœur, poète épris de toute beauté, désireux de tout bien, disposé à tout, générosité et noblesse."
Frédéric Masson, "L'oeuvre d'Henri Cazalis", Les Annales politiques et littéraires, 14 septembre 1913
Henri Cazalis
Portrait gravé par Ricardo de Los Rios
in Œuvres de Jean Lahor : L'Illusion (Alphonse Lemerre, 1906)
Henri Cazalis est aussi connu sous le nom de Jean Caselli, et, plus fréquemment, celui de Jean Lahor. Médecin de profession, poète et écrivain par vocation, connu pour son intérêt pour le bouddhisme et la sagesse orientale qui lui fit publier une Histoire de la pensée hindoue en 1888, il était l'ami des Parnassiens Mallarmé, Sully-Prudhomme, Heredia et Coppée, entre autres, avec qui il participa au Parnasse contemporain.
Né à Cormeilles-en-Parisis en 1840, il avait fait ses études à Paris et s'était intéressé à de nombreuses disciplines notamment la littérature, le droit et la médecine, dont il fit sa spécialité. C'est à Aix-les-Bains qu'il donna, plus tard, ses célèbres consultations ; Maupassant et Verlaine seront deux de ses nombreux patients.
Cazalis publia un premier recueil de vers en 1865, à l'âge de vingt-cinq ans, Chants populaires de l'Italie. Melancholia (1868) constitua son deuxième recueil, puis vint Le Livre du Néant (1872), ouvrage de prose philosophique et aphoristique dont nous publions quelques extraits ci-après. Son oeuvre la plus connue reste L'Illusion, recueil poétique paru en 1875, dont figurent également ci-dessous quelques poèmes choisis. Discret dans sa vie privée comme au sein de la vie littéraire, mélancolique, il était obsédé par la mort et l'idée du néant. Ses écrits, poésie comme prose, sont fortement influencés par le bouddhisme et le brahmanisme (sur ce point, lire Un dévot de la Maya brahmanique : Jean Lahor (Cahiers de l'AIEF, 1961) et L'Influence de la pensée religieuse indienne dans le romantisme et le Parnasse, A. G. Nizet, 1962), tous deux par René Petitbon.)
Henri Cazalis mourut à Genève à soixante-neuf ans, le 1er juillet 1909.
"On le croyait et on le disait distrait : il était en réalité absent ; il vivait en d'autres temps et dans d'autres pays que les nôtres ; il se prêtait ou il avait l'air de se prêter à la société ; il ne lui donnait que son fantôme... Je me rappelle encore le sourire mystérieux et légèrement ironique qui errait sur ses lèvres. Il signifiait, sans doute, que tout est vain dans les apparences ; que la vie n'est qu'un jeu éphémère ; une pièce brève, comédie ou tragédie, jouée sur un théâtre provisoire par des ombres qui passent ; que l'éternité seule, qui nous fuit toujours et où nous ne comprenons rien, vaudrait la peine d'être méditée."
Henri Chantavoine, Journal des débats politiques et littéraires, 5 juillet 1909
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Choix de poèmes
Le Nuage
Henri Cazalis, L'Illusion
Tout naît en toi, tout meurt, tout roule et rentre en toi ;
Océan éternel aux larges eaux profondes,
Ô père d'où je sors, Océan, reprends-moi ;
Donne à mon coeur errant le repos dans tes ondes.
Le souffle de la Mort et celui de l'Amour
Agitent le remous des effets et des causes ;
Et de ces flots confus, j'ai dû surgir un jour ;
Rêve, j'ai dû flotter dans le rêve des choses.
Un jour, hors de ton sein obscur, je suis monté ;
Devant moi s'est ouvert l'infini de l'espace,
Et les vents au hasard m'ont poussé, m'ont porté :
Car notre âme est pareille au nuage qui passe.
Le nuage a longtemps erré par l'univers ;
A toute heure changeait sa bizarre fortune ;
Tantôt il traversait l'ouragan des hivers,
Tantôt il se baignait en de grands clairs de lune.
Ô père, de splendeurs un moment ébloui,
Je bénis ma naissance et je te rendis grâce ;
Quand en toi se perdra mon coeur, las aujourd'hui,
De toutes ces splendeurs où survivra la trace ?
Que reste-t-il aux cieux du nuage mouvant ?
Notre vie éphémère, en sa vague apparence,
Est le jouet aussi des caprices du vent ;
Et rien ne dure, hormis l'impassible Substance.
J'ai connu les hivers, les printemps, les étés ;
J'aspire maintenant au calme dans ton être ;
J'ai vu de longs jours d'or, et d'immenses clartés ;
Cependant, je n'ai peur que de pouvoir renaître.
Père, engloutis-moi donc, sois donc bien mon tombeau ;
Et, si je participe à ta vie éternelle,
Que ce soit sans penser, tel que la goutte d'eau
Que la mer porte et berce inconsciente en elle.
Je ne jouirai plus, mais ne souffrirai pas ;
J'ai ri, pleuré, souffert, j'ai vécu : fais-moi trêve ;
Je veux le vrai néant et l'absolu trépas,
Et le sommeil sans fin, que ne trouble aucun rêve.
Ô mon âme, éteins-toi, lumière d'un moment !
Ta folle soif d'errer et d'être est assouvie ;
Ne redoute la mort, que si la mort nous ment,
Et nous trompe et nous leurre à l'égal de la vie.
Père, anéantis-moi : j'ai vécu ; c'est assez.
Tu ne m'entendras pas pousser des cris funèbres ;
En ton abîme, avec tous les siècles passés,
Fais-moi descendre au plus profond des ténèbres.
Nuit devant la mer
Henri Cazalis, L'Illusion
Tous deux, naguère, assis la nuit sur ce rivage,
Nous écoutions pleurer les harpes de la mer :
La mer bondit ce soir amoureuse et sauvage ;
Flots qui hurlez, mon coeur comme vous est amer !
C'est comme un bruit sans fin de sanglots et de râles,
Les grands flots vers le ciel montent désespérés :
Et la lune et la mer s'attirent et sont pâles,
Ainsi que deux amants que l'on a séparés.
Le Rêve de la vie
Henri Cazalis, L'Illusion
J'ai vécu, j'ai rêvé : n'aurai-je fait qu'un rêve,
Et la douleur, la lutte et le labeur humain,
Et la joie, et l'ivresse, ou la gaîté si brève,
Tout n'était-il pour nous, mortels, qu'un songe vain ?
J'ai vécu, j'ai rêvé, j'ai connu le mensonge,
Le mensonge divin d'aimer et d'être aimé,
Et ces baisers, ces pleurs, tout n'était-il qu'un songe,
Ainsi que la douceur du sein qui m'a charmé ?
Rêve, j'aurai passé dans le rêve des choses,
Et leur féerie étrange, et la terre et le ciel
A mes yeux morts, scellés sous leurs paupières closes:
N'auront-ils, en fuyant, rien laissé de réel ?
L'universel Néant s'est miré dans mon être ;
J'ai passé, j'ai rêvé, tourmenté comme lui ;
Et l'ombre seule est vraie où je vais disparaître,
Avec le souvenir des clartés qui m'ont lui.
Pourtant soyez bénis, illusion d'une heure,
O songe fugitif, mirage d'un moment,
Terre qui nous portais, ô troublante demeure,
Où l'homme endort parfois sa misère en aimant,
Où dans les jardins clairs qu'alanguissent les plantes,
Sous les enchantements de la lune d'été,
Nos âmes se fondaient sur nos bouches brûlantes,
Echangeant des serments d'amour illimité.
J'ai vécu, j'ai rêvé ; n'aurai-je fait qu'un rêve,
Quand je tenais sa forme éphémère en mes bras ?
Et du rêve, ô mon âme, en la mort qui l'achève,
Que demeurera-t-il, quand tu disparaîtras ?
Rêverie panthéiste
Henri Cazalis, L'Illusion
Songe d'un soir d'été, de caresse infinie :
— Se perdre dans ce large océan de la vie,
Y laisser s'abimer son être, et ne sentir
Que la vague douceur de s'y fondre, et mourir !...
Ou rêver que l'on est fleur, plante, oiseau qui vole !...
Ou le vent, ce lourd vent qui passe, et, pour parole,
Qu'on a son chant qui berce et son baiser qui fuit !...
Être cette forêt qui, pâle sous la nuit,
Frissonne par ce souffle immense caressée !...
Être l'arbre ignorant le mal de la pensée ;
Ou ce grand ciel laiteux, d'où s'épanche en clarté
L'innombrable baiser des étoiles d'été !...
Être la mer qui bout toujours, crée et fermente !...
Devenir toute chose où tremble une âme aimante,
De l'herbe qui palpite à l'étoile de feu !...
Sentir en soi s'ouvrir l'âme vague d'un Dieu !
Le Livre du Néant (1872)
Extraits choisis
"Pour toile de fond, l'infini et l'éternité au devant, des myriades d'êtres, comme des ombres chinoises, s'agitant, se poussant, se pressant, paraissant et disparaissant, avec des gestes bizarres, incompréhensibles, grotesques, charmants quelquefois, plus souvent ridicules : curieux théâtre, comédie effroyable !"
"Pour avoir au bien des hommes consacré une vie entière, pour avoir, faible qu'il était, accompli le travail des forts, le vieux savant a la tête malade, et sa tête branle de çà, de là, trouvant trop lourde sa cervelle. — La Nature frappe les plus dignes, les meilleurs, et indifférente, stupide, souvent abat les têtes les plus hautes, pour le seul crime sans doute d'être plus hautes que la poussière des foules."
"Notre vie ressemble à un voyage pendant les heures de la nuit, dit un ancien poëte de l'Orient. Cela est vrai, si nous réfléchissons que nous n'avons des choses que le peu de notions obscures qui nous sont données par les sens, et qu'à ces obscurités se joignent encore les rêves, les illusions et les hallucinations de la pensée. Et c'est ainsi, au milieu de ces longues ténèbres, traversées de quelques lueurs tremblantes, que, depuis le commencement du monde, l'humanité erre, s'agite et s'égare, et pousse sa marche en avant."
"Un jour certainement viendra où l'homme ne voudra plus procréer son espèce. A quoi bon ? Pour prolonger la durée de cette infernale comédie, pour perpétuellement refaire ce travail de Sisyphe, remuer toujours cette boue et ce néant ? Jadis on avait Dieu, est l'espérance de la lumière, de la vie lumineuse au delà de la mort. Nous ne sommes plus, d'après la science moderne, que des animaux parmi les animaux ; nos passions ne sont que les passions de la brute, parées de brillants mensonges ; nos éclairs de génie ne sont que des névroses ; nos prophètes, des hallucinés, et nos religions, des fantômes créés par nos tristes cerveaux. L'antique voile est tombé : pour fin de tout, c'est la tombe ignoble, la mort sans phrases...
Et il est encore des gens qui mangent, boivent, dorment, et engendrent tranquillement !"
"Le drame de la vie perd chaque jour de sa gravité, de son sérieux, de son importance, de sa beauté scénique, et risque de se transformer en vulgaire et plate comédie bourgeoise d'une irritante et intolérable médiocrité."
"Ce monde n'a d'existence que par l'amour, par la séduction d'un moment."
"Un mystère repose, un mystère d'amour, au fond de certaines fleurs et de certaines nuits tièdes ; mais les mots malaisément expriment ce qu'enseignent les choses silencieuses."
"Je me contredis à toute heure : mon âme est comme l'onde, mobile et changeante, parfois lumière et or, reflétant un grand ciel d'azur, parfois livide, sombre, glacée, morbide, triste comme un marais d'automne, fouetté par une pluie grisâtre ou par un vent funèbre et gémissant."
"Malgré le néant, où doit retomber ta personne humaine, malgré la cruauté de la vie, malgré la raillerie des choses, puisque de tous les êtres, par un mystère étrange, tu es le seul qui ait conçu l'idée de la vertu, l'idée du beau, et que ces idées te font grand et noble, garde précieusement cette noblesse qui t'oblige. Sors donc de l'animalité : sois vraiment homme, c'est-à-dire un être nouveau dans la foule des êtres, qui s'est trouvé devant la dureté du Destin et n'a pas tremblé, devant l'Infini formidable et est resté debout, devant la Mort et l'a bravée, devant le Mal et l'a combattu, devant la laideur et l'a méprisée, et qui enfin de l'obsession du néant s'est délivré, comme Dieu, par la sublime gloire de ses rêves."
"Ce monde t'ennuie : crée-toi ton monde."
"Je bénis tout ce qui m'a menti, l'illusoire beauté des choses, et les paroles des êtres bons, et tous les rêves, qui peuvent encore donner aux hommes l'espoir, la force, et la joie. Je bénis les poëtes qui ont créé le Beau, les purs qui ont créé le Bien, les sages et les saints qui ont créé le Ciel et les Dieux. Je bénis aussi tout ce qui est grand, — les grandes montagnes, les grands fleuves, l'Océan sans bornes, et les poëmes, profonds comme des forêts, et tout ce qui peut faire oublier l'étouffante limite de la vie. Et je bénis les lèvres mortelles qui m'ont juré l'éternel amour ; et les nuits de printemps, les nuits tièdes, les nuits pâles comme sa chair ; et les chastes aurores, limpides comme ses yeux. Je vous bénis, clartés des yeux et des étoiles. Je vous bénis, ô mes grands espoirs, ô mes ardents désirs jamais rassasiés.
Je bénis tout ce qui m'a trompé, tout ce qui m'a consolé d'être."