Poème du jour : "Épilogue", dans Le Livre de Thulé, par Louis Duchosal
- Irène de Palacio
- il y a 2 jours
- 2 min de lecture
"Ma vie est un oiseau rendu Qui suit quelque rêve éperdu..."
Pour mon père.
I.

Gauche : Coll. I. de Palacio
Droite : Louis Duchosal par Lacroix Fils & Rogeat, Genève (avant 1901)
Épilogue
Louis Duchosal, Le Livre de Thulé (1891)
Les spectres de l'ancienne fête
Frappent à mon front désolé ;
Où sont les coupes de Thulé
Et la promesse qui fut faite ?
Le cellier n'a plus de liqueur,
L'arbre a chu d'un coup de cognée,
Et l'oubli comme une araignée
Tisse une toile sur le coeur.
Ma vie est une hôtellerie
Où ne sonne plus que ma voix
Et que fréquentait autrefois
Une idéale théorie.
Ce n'étaient que pages hautains,
Seigneurs friands de l'escarmouche,
Dames qu'on baisait sur la bouche
En froissant un peu les satins.
Mais les scellés sont sur la porte ;
La ronce a recouvert le seuil
De son épais tapis de deuil :
La Belle au bois dormant est morte
D’attendre le prince enchanté,
Et les roses se sont fanées,
Et le sommeil de cent années
Dure jusqu’à l’éternité.
Dans un infini de ténèbres,
Ma vie est un oiseau rendu
Qui suit quelque rêve éperdu
Vers des illusions funèbres.
D’une aile que le vol lassa,
Il va, sans l’étoile du mage,
Épris d’une suprême image —
Lohengrin qui n’a pas d’Elsa.
Mon rêve est une morne épave
Sur la mer sombre de la nuit,
Que bat le vent lourd de l'ennui
Et que le flot couvre de bave ;
Où sont les défis orgueilleux,
Les chansons, les jeunes colères,
Et les glorieuses galères
Dans les archipels merveilleux ?
Les yeux sous les eaux mécontentes,
Je cherche en quel abîme dort
La ville aux tours de marbre et d’or
L’Is des légendes éclatantes.
Et ce sont de vagues sommets,
Des gouffres que l’horreur tapisse,
Des fleurs au bord de précipices
Que nous ne cueillerons jamais.
Et ce sont des arches brisées,
Des colonnes, des pans de murs
Fauchés comme des épis mûrs,
Et des bastilles écrasées
Comme par des coups d’éléments ;
Et toutes ces splendeurs perdues
Au fond des mornes étendues,
Dans des silences incléments.
Et je pense à ma destinée :
Mon coeur est cette ville d'Is
Qui fut digne d'un paradis
Et que la mer a ruinée.
Les chimères n'ont plus de corps,
Et les idoles sont à terre,
Et mon désespoir solitaire
Reste seul parmi les trésors.
Mon coeur n'attend plus de Messie : —
Je pense à l'arbre dépouillé
Que tous les oiseaux ont souillé
Et dont toute la sève est transie...
Un souffle, un vent doit en finir !
Je m'enivre d'eau de citerne
— Autrefois, c'était de Falerne —
En respirant un souvenir.