"L'Amour plus fort que la mort", par Camille Lemonnier
- Irène de Palacio
- il y a 1 jour
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"Oui, elle avait cessé de vivre de la vie terrestre pour s'absorber dans le mensonge de cette vie idéale et n'être plus qu'un pur Esprit mêlé aux illusions d'un monde imaginaire."

Lucien Lévy-Dhurmer
Récit lyrique d’un deuil transfiguré par l'art, ce texte de Camille Lemonnier, issu du recueil de nouvelles La Vie Secrète (1898), est une longue élégie où l'amour et la création s'entrelacent avec la mort. Le narrateur y narre la lente agonie, en plusieurs temps, de son épouse, muse et inspiratrice de son œuvre, décrivant l’abattement et le silence intérieurs laissés par sa disparition, puis les visions qui les liaient tous deux à travers la création musicale et théâtrale, notamment autour de la pièce shakespearienne Hamlet. La compagne, symbolisée par le nom de Vesta, apparaît comme une figure presque sacrée, qui s’est consumée dans le partage de l’art et dont la volonté a repoussé la mort afin d’achever l’œuvre commune...
L'Amour plus fort que la mort
Camille Lemonnier, La Vie Secrète (1898)
A Henri Duhem.
A partir de ce funèbre jour, nulles musiques ne chantèrent plus en mon âme. Mon âme devint le solitaire jardin où, sous les givres et les neiges d'un hiver éternel, a expiré le cantique des roses, où les oiseaux, ces hautbois et ces violons d'un orchestre ailé, ont résigné l'amour qui les fit musiciens. Je fermai sur moi les portes de mon âme et son rêve qui m'égalait aux Dieux. Un crépusculaire paysage, un aride et crépusculaire paysage de roches et de ravines, après que se sont effeuillées les violettes du couchant, un tel paysage que seuls les loups de la désespérance le peuplent de leurs abois, limita les avenues par lesquelles son adorable fantôme s'en était allé.
Oui, ce fut, aussitôt que, pour se muer en quelque sidérale parcelle des galaxies, elle eut délaissé mes terrestres horizons, ce fut cette nuit, prometteuse des ténèbres absolues, qui drapa la maison de mon âme. Je fis de l'attente de la mort ma compagne constante. Elle habita le sépulcre vivant sur lequel, en me quittant, ma noble Vesta, — mon culte religieux, pour l'assimiler aux candides prétresses gardiennes du feu inextinguible, lui avait donné ce nom, — laissa retomber la pierre sans résurrection.
La mort coucha dans mes draps, la mort moula sur moi en plis de linceul les brocatelles et les soies de notre lit nuptial, la mort apposa ses immuables scellés sur les clavecins dont les cordes — elles s'étaient rompues avec les fibres de mon être, — prenaient du rythme de ses mains leurs musiques. Et plus jamais une main ne tourna le feuillet des cahiers inspirés par son amour ; jamais plus un feuillet ne s'ajouta au livre de ma vie ; mon âme et ma vie demeurèrent ouvertes à la page sur laquelle s'était fixée la suprême lueur de ses yeux, à la page où le geste de ses doigts d'agonie avait glissé le signet des irréparables adieux.
En les harpes et les clavecins, oh depuis, depuis ! – comme en le bois creux des cercueils taciturnement gisent les harmonies, gît la mort de toute Harmonie. Ne me parlez plus de la gloire : ses myrtes verts, je les ai tressés sur la tombe de celle qui me fut plus chère que la gloire et sans qui je n'aurais pas connu la gloire. Ne me parlez pas non plus des titres par quoi mon fol orgueil, comme par des échelles, convoitait d'escalader, par delà les eaux léthifères et les naufrages des mers d'oubli, les murs escarpés de la Cité de mémoire. Ils ne valent qu'à commémorer, en l'ironie des lettres d'or, sur le grès de son sarcophage, la source à présent tarie, les mamelles même de son grand amour pour moi ! d'où jaillirent la sève et le sang de mon oeuvre.
Ne fut-elle pas, en effet, l'alme nourricière qui, au sacrifice de ses jours, en me donnant
sa vie à téter, allaita ma soif d'héroïsme jusqu'alors abreuvée d'insavoureux breuvages, et dans ma bouche amère, sur mes lèvres arides et salées, distilla les vertus de sa secourable et mystérieuse maternité? Elle mourut de l'extraordinaire haleine de vie qu'elle m'insufflait par sa voix et ses baisers; elle mourut, ce mot plus déchirant que les cymbales et les trompettes! – de l'immolation de son être transsubstantié dans l'œuvre qui nous fut commune. Ah ! c'est une affreuse histoire et quels hommes, en ce temps d'incrédulité diabolique, y pourraient ajouter foi? Elle était morte avant de trépasser pour le tombeau son essence divine, comme une lumière dans une lanterne aux verres brisés, m'illusionnait encore que déjà les couleurs de la vie s'étaient retirées d'elle et qu'elle n'était plus qu'un spectre qui, par un miracle d'amour, m'illusionnait de l'espérer présente.
Cette chose arriva vers le temps, — il faut se violenter, mon âme, il faut descendre en ce puits de douleur, il faut jusqu'au bout intégrer ces catacombes de la douleur, — où j'achevais de transférer dans les suggestions de mon art Hamlet, ce drame étrange et terrifiant. Reclus en la solitude d'une forêt où les exclusifs sortilèges de la fée Musique nous décevaient comme d'une autre Brocéliande, là un introublé silence nous laissait vivre de la vie même de nos pensers, – ma Vesta et moi oubliions les heures, (mais elles ne nous oubliaient pas,) à battre en tous sens cette autre forêt, et ses labyrinthes, ses inextricables fourrés de ronces cruelles et de vénéneuses floraisons si grisantes, cette forêt où erre la songerie d'Hamlet et que traverse, de son pas somnambule, la pallide Ophélia.
Tout autre souci relégué, nous avions fini par être nous-mêmes les prisonniers du mystère qui enclôt leurs âmes inquiètes et tendres, cauteleuses aussi. Elle nous tenait, l'insidieuse et noire forêt, par les mêmes lianes qui se nouaient aux pieds du fils de Danemark marchant en ses sentiers de conjectures. Des bouches au bout des branches, avec des sourires et des grimaces, nous proposaient le baiser et la mort. Un tiède vent de démence et de rêve jusqu'à nous montait des précipices et nous apportait l'odeur des fosses fraîchement ouvertes dans le cimetière. Ah ! il y avait surtout, aux vides orbites d'un crâne, d'un crâne comme celui du pauvre Yorick, une rouge rose d'amour, une rose saignante ainsi qu'un coeur, et qui nous suppliciait de vertigineuses pestilences.
L'Enigme, un doigt sur la bouche, gardait toutes les issues de cette forêt enchantée où rôdaient des spectres solennels, où des arcs-en-ciel de papillons s'éployaient sur des mares de sang, où des hyènes et des basilics et des agneaux passaient dans l'ombre violette avec des visages humains.
Cent fois, dans les angoisses et les voluptés de ce drame plein d'hymnes et d'agonies, heurtant la mort qui s'y pavane, une fleur aux dents, nuptiale et criminelle, je crus expirer. L'âme vaillante de ma Vesta, avec des paroles d'espoir et de réconfort, me relevait sur les pentes où je défaillais, m'arrachait aux augurales épouvantes qui vers les tertres, — ce présage, eût dû térébrer mes aveugles yeux! — requéraient mon esprit inconsciemment prophétique. En ce ténébreux puits où le suprême artiste penche le hagard visage de son Hamlet, j'en étais venu à ne plus considérer que ma propre ressemblance. Ce louche miroir tenait mon image captive et m'enjoignait, si je voulais la lui dérober, de plonger jusqu'en ses
profondeurs de folie et de perdition. Mais toujours l'Amie fidèle arrivait laver de mes yeux l'obsédante vision; toujours elle fut la Madeleine qui sur mes lèvres sans salive exprimait l'éponge et guérissait mon mal sous la caresse et la pitié de ses cheveux amoureux.
Jusqu'à l'évanouissement des étoiles dans le matin, les flambeaux allumés sur ma table éclairaient le penchement de son corps charmant à mon épaule. La nuit, — et ses flambois d'astres comme des veilleuses en les alcôves de l'universel sommeil, — ne se dénonçaient à notre veille attardée que par l'âme mourante des roses exhalée des jardins. Elles expiraient en parfums autour de nous qui exhalions dans les musiques les spirituels arômes de nos Ames jumelles. Il semblait qu'elle eût le don de lire derrière la paroi de mon cerveau, tant sa voix et ses mains sur les claviers étaient subtiles à dessiner en formes sensibles le rêve encore confus qui se débrouillait en moi.
Depuis le dernier printemps, elle n'avait pas cessé un instant d'assumer les joies et les peines de mon opiniâtre genèse; elle évoluait dans l'atmosphère de l'œuvre comme si elle en eût été une des parts vives, comme si, par l'esprit, elle avait voulu s'approprier les effrois et les douleurs du Drame, comme si une des essentielles figures de ce Drame l'eût matériellement investie. Et ne fut-elle pas pour moi cette atmosphère même, une atmosphère de songe et de réalité où ses surnaturels regards me versaient les fluides magnétiques par qui je devenais moi-même l'équivoque et anxieux Hamlet?
Oui, elle avait cessé de vivre de la vie terrestre pour s'absorber dans le mensonge de cette vie idéale et n'être plus qu'un pur Esprit mêlé aux illusions d'un monde imaginaire. Les yeux révulsés vers les images intérieures, je ne m'apercevais pas que sa santé s'était altérée il fallut qu'une crise terrible dessillât mon orgueilleuse cécité pour qu'à la fin l'évidence d'un irréparable changement survenu en elle m'atterrât. Aux lueurs de l'aube, comme après une nuit plus obsédée que les autres, — c'était alors que la douce fille de Polonius s'en allait vers les saules, — je la portais à son lit, ma Vesta soupira longuement et ferma les yeux. Je crus que, terrassée par de surhumaines émotions, elle s'était mise à dormir et m'étendis sur une chaise longue à son chevet, de peur de l'éveiller. Mais la journée se passa sans qu'elle ouvrit les paupières; un souffle imperceptible agitait sa gorge, et vers la nuit, son cœur tout à fait cessa de battre. Alors je criai après nos serviteurs; une angoisse mortelle charriait des glaçons dans mon sang; je fis appeler l'unique médecin de cette contrée de montagnes et de forêts. Il n'arriva qu'au petit jour, car les routes étaient pleines d'encombres, et pendant tout un jour et une nuit demeura installé près du lit où, toute blanche, sans haleine, la chair tétanique et déjà sépulcrale, gisait ma bien-aimée. Ce ne fut qu'au matin du troisième jour que le sens enfin réintégra la demeure exquise de son corps. Au soleil levant, dans le parfum des fleurs, sa bouche se détendit, les orbes froidis de ses yeux se réchauffèrent d'un regard, comme après les humides ténèbres jaillit des nuées grises le clair regard du jour.
– Ah! me dit-elle en m'offrant sa lèvre, je ne voulais pas mourir. Je te reviens de la rive adverse où déjà l'Ange noir m'avait portée sur ses ailes. Va, dissipe toute tristesse c'est bien une vivante encore que tes baisers caressent en moi.
Nulles paroles ne peuvent exprimer les ivresses de cette résurrection j'aurais voulu l'emporter loin de la maison désormais attristée pour moi par le simulacre de la mort, la soustraire aux nocifs sortilèges qui l'avaient conduite aux portes du tombeau. Mais en vain je l'exhortai elle m'opposa, avec la plus vive exaltation, qu'elle ne pouvait plus renoncer aux délices de l'initiation spirituelle à laquelle je l'avais vouée.
– Achevons ensemble ce drame de mort et de vie il m'est n présent d'autant plus cher que j'ai vu s'éclairer mes horizons des immobiles lumières du Soleil de minuit. Etre ou n'être pas, rêver peut-être Après le songe de la vie, c'est encore un songe que mourir, un songe d'étoiles en étoiles à travers l'infini des firmaments !
Sous les flambeaux de nouveau s'attarda notre pensif compagnonnage. Elle avait gardé du frôlement de la mort une grande pâleur et des gestes comme évanouis encore sous la rigide attitude du trépas, des gestes desquels la chair semblait s'être détachée — ah ! plus tard, plus tard seulement je m'en rendis compte — et qui battaient d'une palpitation d'aile blessée. Mais, à mesure que les catastrophes accumulées nous acheminaient à l'issue de la tragédie, sa chère enveloppe s'immatérialisait jusqu'à ne plus laisser paraitre sur son visage que comme le dessin visible d'une âme. Un souffle vacillant, la flamme tremblante d'une lampe derrière une paroi d'opale, un gaz subtil épandu par l'air, le tardif émoi d'une agonie solaire dans les soirs et peut-être aussi la fin d'un songe en attendant qu'un autre commence, ainsi s'évoquait dans les finals crépuscules de l'œuvre à son terme le fragile fantôme — ah ! si languide, si loin déjà de la vie — que jusqu'au dernier moment, jusqu'au moment où je laissai tomber la plume, elle ne cessa d'incliner vers moi. Et, enfin, il arriva, ce moment terrible. Des gouffres du temps elle se leva, l'heure effrayante où le spasme suprême de ces musiques désolées — éclatez, mes sanglots résonnez, cistres de ma douleur ! — délia du même coup l'âme que, volontairement, elle avait retenue prisonnière derrière les barreaux de sa vie, quand déjà la mort sur elle avait tiré les verrous. A peine ses mains eurent-elles répercuté sur l'orgue clameur lamentable où expiraient les héros, que je la vis pencher le front et m'appeler des yeux. Son aimable corps entre mes bras ne pesait non plus qu'une tige frêle au bout de laquelle se meurt l'âme d'une rose.
– Ecoute, me dit-elle dans un souffle — un extraordinaire sourire fleurissait sa bouche comme l'âme mourante d'une rose, — j'étais morte déjà quand je te suis revenue; mon esprit seul persistait à te demeurer présent. Par l'intensité d'une volonté sans détente, je l'ai contraint — cet esprit — à éluder la loi de l'inexorable destruction. L'homme ne cède aux anges, — rappelle-toi cette étrange parole, — et ne se rend entièrement à la mort que par l'infirmité de sa pauvre volonté. La mienne, à force d'amour, sut reculer les délais après lesquels ma pensée eût suivi dans la tombe ma forme décomposée. Mon âme continua de vivre auprès de toi quand déjà son habitacle n'était plus qu'une masure ruinée aux seuils clos par la mort. Maintenant que l'Œuvre, pour lequel elle s'est perpétuée jusqu'à cette limite du temps, a pris fin, adieu !
Ainsi elle me parla, l'incomparable épouse à laquelle, pour d'éternels regrets, je survis. Puis son souffle passa dans le frémissement de ses lèvres; et depuis, les yeux tournés vers les célestes Hyades, je vais cherchant l'étoile la plus brillante, avec la pensée que son essence immortelle y réside. Ah ! qui donc, connaissant ces choses telles que je les dis, oserait encore me parler de gloire? Mon âme est une pauvre viole morte aux musiques.