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"Le regard dans l'infini" – Camille Mauclair, Les Clefs d'Or (1897)

"Je crois que nous avons été trop loin, me dit-il très bas. Je crois que nous avons été plus loin qu'il n'est permis au bonheur, et c'est là la cause de ce qui est arrivé. La solitude a laissé nos esprits trop libres ; il n'y a pas de paix durable sans quelque banalité et quelque dérangement."

"Le regard dans l'infini"

Camille Mauclair, Les Clefs d'Or (1897)



Teodor Axentowicz, Rudowłosa (1899)


"Les portes par où notre âme peut quitter notre corps pour aller sur les chemins libres de l'infini sont ouvertes et closes par des clefs d'or. (...) Il y a quelque part un lieu admirable et touchant qui est comme le vestibule des âmes, et là sont suspendues les unes sous les autres toutes les petites clefs qui nous ouvrirent les issues de l'enchantement, et nous permirent d'aller nous purifier dans l'aurore de la solitude."

Camille Mauclair, Les Clefs d'Or (préface), 1897



Le regard dans l'infini


La maison où nous vînmes goûter l'automne et la solitude était située au bord d'une grande forêt, me dit-il, un soir, et c'est Nora qui l'avait ainsi désiré. Du balcon de bois, nos regards se perdaient dans le demi-jour des feuilles ou flottaient vers la plaine violette, selon que nous nous accoudions à la fenêtre de l'orient ou à celle de l'occident, en sorte qu'une obscurité verdâtre emplissait les chambres tournées vers l'est et que celles qui s'éclairaient à l'ouest étaient baignées d'une clarté vive. Cette disposition plaisait à nos âmes : suivant leur joie ou leur penchant à la tristesse, nous nous reposions dans des lumières appropriées à nos pensées. Elles en étaient les confidentes et suffisaient à signifier les extrêmes dissemblances de nos passions et de nos songes.

Tu n'es jamais venu dans cette maison, me dit-il encore, et moi je ne sais presque plus si je l'ai habitée réellement. Mais c'est une fatigue si vaine que de vouloir s'assurer de ce qui est réel ! On ne sait rien. A tels instants, je croirais que cette maison n'exista point ; à d'autres j'hésite ; mais toujours je la vois avec netteté. Dans l'enclos, la vieille femme qui nous servait marchait avec précaution : elle glissait, courbée, entre les plates-bandes, dans les allées, le long de la haie. La poulie du puits était muette, les espaliers alourdis, semblaient pleins de lassitude, et les mouches dansaient en frissonnant contre les vitres. Les amas de fruits pourprés et dorés ne les attiraient plus : on eût dit qu'elles avaient fini d'aimer autre chose que la lumière. Les cristaux dans la pénombre allumaient leurs petits brasiers de féerie tremblotante, et scintillaient comme des yeux sans pensée ; les dessins des tapis menaient nos rêves dans de sinueux oublis, dans des complications sans cesse revenues sur elles-mêmes et répétées en ornements restreints.

A l'heure où les chambres de l'orient étaient ténébreuses et où celles de l'occident laissaient entrer par leurs baies les longs rayons horizontaux du dernier soleil maladif, la lampe, avec ses gazes lumineusement tendres, apportait plus de joie. C'était l'instant où les cheveux cendrés de Nora commençaient à être admirables. Elle les déroulait librement sur ses épaules, en sorte que, lorsqu'elle prenait un livre, je ne voyais de la chère liseuse inclinée qu'un ruissellement d'or rose. Nous allions très rarement au dehors : la vue nous suffisait de la plaine, et la vitalité violente de la forêt nous inquiétait un peu.

Nora était étrange, disposée à la philosophie avec une rare et subtile puissance, telle qu'on n'en rencontre point chez les femmes, et tu sais quel fut toujours mon goût pour ce qui est caché. Ainsi nous en vînmes à édifier notre bonheur sur d'inconcevables affinités que ne donne pas l'amour qui suffit à emplir les coeurs ordinaires. Nos conversations eussent étonné. J'aimais Nora à ces minutes d'exaltation où le regard seul révèle le bouleversement de l'âme, lorsque le cours du dialogue, aidant de ses répliques mutuelles l'élucidation d'une chose difficile, l'amène à entrevoir en un éclair une vérité que les mots ne sauront jamais ébaucher. Ses yeux, appuyés aux miens, pénétraient au delà de moi, tout en me regardant, l'ombre d'un autre être qu'on eût dit caché par moi-même.

Elle avait ce regard double des mystiques véritables, ce regard qui semble vivre entre deux prunelles, dont l'une considère nettement le visage de la vie, et dont l'autre, la plus reculée, contemple à travers la première, avec un trouble inconnu, le visage immatériel des idées pures. Nora mêlait en elle encore, comme les mystiques, la volupté et le songe. Elle ne pouvait les séparer : chez elle, la plus violente jouissance physique était toute morale, de même qu'elle apportait aux voluptés de l'esprit une intuition aidée de sens extraordinairement fins. Elle était de ceux pour qui le physique et le moral sont deux éléments indiscernables et fondus dans une pareille harmonie, et nos causeries se terminaient par l'amour sans que rien nous parût choquant ou discontinué.

Je crois que nous avons été trop loin, me dit-il très bas. Je crois que nous avons été plus loin qu'il n'est permis au bonheur, et c'est là la cause de ce qui est arrivé. La solitude a laissé nos esprits trop libres ; il n'y a pas de paix durable sans quelque banalité et quelque dérangement. J'avais bien songé à cela durant les premières semaines, après certains soirs où l'union de nos pensées s'était poursuivie dans nos baisers avec une force telle que nous en étions restés atterrés, vibrants comme les violons qui vont se briser. Mais Nora était à la fois si ardente à ces émotions et si normalement équilibrée dans son esprit et dans son corps, que mes pressentiments s'éloignèrent. Que n'y eut-il alors une cassure, un désaccord ou un malaise ! La crainte nous aurait arrêtés. Mais rien n'advint, et, vraiment, j'ai pu croire qu'ils nous était donné de toucher, entre tous les êtres et pour nous seuls, à de surprenantes beautés ; vraiment, je ne suis pas responsable...

Ecoute maintenant comment Nora est morte dans la maison de l'automne, comment la plus grande injustice, ou du moins la plus énigmatique volonté de la nature a exigé qu'elle mourût, me dit-il avec accablement. Notre sollicitude constante était pour le ciel : nous passions des heures à suivre le jeu des nuages dans la lumière ou à voir descendre du zénith et monter de l'horizon ces brouillards violacés et ces jardins d'or et de roses qui s'unissent au milieu de l'air pour effacer avec lenteur le jour déclinant. Les combinaisons de nuées nous étaient familières, et leurs lignes, où d'abord nous avions appris à deviner le temps du lendemain, nous avaient ensuite révélé des images et des analogies inconnues avec les choses de la terre, des mirages et des dédoublements bizarres des objets et des êtres matériels, dont tu liras peut-être la notation que nous en fîmes sur quelques albums, si j'ai le courage de les réunir pour les publier un jour. Mais c'était surtout le ciel nocturne et vide, avec ses feux brillants et ses lacs d'obscurité saphirine qui nous passionnait. Nous le considérions très avant dans la nuit, et souvent nous nous relevions pour le voir. Elle, surtout, s'éveillait en sursaut comme si les étoiles l'appelaient, voulant être vues.

Je m'aperçus de plus en plus que Nora avait la maladie de l'infini. Je ne sais si je viens de prononcer des paroles intelligibles, mais je ne puis parler plus clairement. C'était un mal hyperphysique qui ne laissait aucune trace et qui n'était pas la folie, mais qui usait intérieurement. Je devinais un perpétuel, muet, inconscient et immense effort de cette âme pour s'évader du corps et toucher l'objet universel de ses pensées ; c'était une lutte cachée qui la rendait, en apparence, plus calme, et sa beauté dans ces jours atteignit à des hauteurs de sérénité où je ne l'avais jamais vue. A des moments, je doutais d'avoir devant moi un être fait des mêmes particules que nous, encore qu'elle fût bien vivante. Mais cette impression mêlait en moi une douleur croissante à l'admiration, et je résolus de manquer à l'amour afin de la ménager.

Précaution plus dangereuse que tout ! Nous ne saurons jamais ce qu'il faut faire en présence de l'âme, et la maladie spirituelle de Nora ne fit que s'en augmenter. Je ne pus l'empêcher de songer et de s'attacher au spectacle du ciel et de la nuit. Elle en vint à ne vivre que par les yeux, à agir machinalement en tout le reste. Mais tout cela était extrêmement dissimulé, insaisissable ; cela frôlait mes idées sans précision, car tu pourrais t'étonner que je ne l'aie pas emmenée et livrée pour son salut au contact bienfaisant du vulgaire. Je n'ai vu tout cela que plus tard...

Ce soir-là, le soir où c'est arrivé, il n'y avait rien eu d'extraordinaire, lorsque tout s'accomplit tout à coup. Elle était debout au balcon, et moi, j'étais assis auprès d'elle et je tenais ses deux mains tandis qu'elle regardait les étoiles. Il faisait très clair, et il devait y avoir bien longtemps qu'elle s'absorbait dans le tournoiement de l'infini, lorsque, n'osant rompre le silence ni lui faire reproche, j'embrassai ses mains et les gardais sur mes lèvres. Mais elle ne bougea pas, et, au bout d'un instant, je levai la tête. Elle était roidie, et son front était tourné vers là-haut, et elle se tenait si immobile que j'eus peur. Et je dis enfin :

- Tu ne veux pas me regarder, Nora ?

Alors je sentis contre moi, venant de tout son corps, un étrange, un violent, un mortel tremblement intérieur, puissant comme le remuement d'un monde. Et il me sembla que sa voix venait de millions de lieues, sa voix inconnue qui répondit tout bas :

- Je ne peux plus.

Oh ! quelle terreur il y avait dans cette voix, et pourtant mêlée de je ne sais quel inexplicable ravissement ! Mes lèvres revinrent à ses mains, et je restai ainsi penché, écoutant toujours cet insolite tremblement qui passait de sa chair dans la mienne. Mes larmes coulèrent sur les doigts de Nora.

- Tu ne sens pas que je pleure sur tes mains ? lui dis-je. Regarde-moi.

- Pourquoi ne viens-tu pas toi-même, ô mon ami ? Je voudrais tant baisser les yeux, mais je ne puis plus ! Je sais bien que tes larmes mouillent mes doigts, mais je ne puis pas ne pas regarder là-haut ! Je crois que jamais plus, jamais ils ne redescendront, mes yeux ! Mon regard m'a été volé... et on est en train de le prendre !...

Pénétré jusqu'au fond de mon âme d'une glaçante horreur, j'entourai mon aimée de mes deux bras, je me penchai au-dessus de la balustrade pour voir de bas en haut ses yeux. Ils étaient fixes et immenses, et tous les astres s'y réfléchissaient comme dans les lacs des pôles, mais ce n'étaient plus les regards connus de l'humanité ! Alors je me dressai devant cette statue insensible pour mettre ma présence entre elle et le dérobeur de l'infini ; mais, à l'instant où l'ombre opaque de mon visage couvrit sa face lumineuse et où mon regard se plaça sur le sien, je sentis une cassure, oui, que je venais de briser le double fil d'or de la vie et du rêve qui reliait les yeux de ma Nora au ciel du coeur éternel ! Et entre mes mains inutiles, à cette seconde même, elle se dissolva dans la mort.


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A lire aussi, sur Anthologia : "Les pâles d'amour" de Camille Mauclair (Les Passionnés, 1911)

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