Les "Croquis d'automne" de Camille Lemonnier
- Irène de Palacio

- 25 juil.
- 4 min de lecture
"L'or, les rubis, les émeraudes, les saphirs et les topazes, fouettés en poussières ou massés en blocs, ne suffiraient pas dans l'oeuvre des hommes pour refaire l'œuvre des soleils et des vents."

"En plaine"
Camille Lemonnier, Croquis d'automne (1870)
Rien n'est charmant et doux comme de suivre, des yeux et de l'esprit, les développements de cette saison souriante et recueillie qui est comme l'action de grâces de l'été expirant. Elle semble vouloir renouer dans son cercle étroit les saisons brisées, et voilée comme le printemps, vermeille comme l'été, triste comme l'hiver, elle reflète leurs faces diverses.
Le ciel, dans les premiers jours, est plein d'enchantements : tantôt d'azur, tantôt d'hermine, l'esprit, en le contemplant, regrette l'éblouissante fiction des chérubins, et, reculant jusqu'aux temps où la foi trouvait encore des ailes pour aller sous les bleus pilastres du ciel adorer de divines imaginations, se prend à espérer que les vagues contours des pâles nuées cachent en leur lumière douce et pure les essaims bénis des chœurs mystiques. Aubes vaporeuses ! que vos lueurs me sont chères ! A vous voir, on sent en soi je ne sais quelIes impressions, flottantes comme les brumes dont vous vous entourez, et les rêveries que vos paisibles lueurs éveillent dans le cœur des hommes s'empreignent, comme les objets que votre premier rayon salue au matin, d'un délicieux mystère. Vous êtes rouges encore, mais plutôt rosées, et derrière vos pourpres faiblissantes, comme sous un masque qui va tomber, se montre déjà la pâleur des aubes qui vont suivre. Puis ce sont d'adorables matinées brumeuses. Les lointains unissent le ciel et la terre comme des lèvres amoureuses, et on les voit se fondre d'amour en de molles vapeurs. Dans ces vapeurs où les plans s'engloutissent, mille choses se devinent, confusément ébauchées, têtes d'arbres et de clochers, qui surgissent on ne sait d'où. Tout à coup un rayon de soleil paraît. Il se forme alors une zone de lumière qui, rayant l'horizon, ondule et grandit de proche en proche. Les vapeurs s'illuminent ; on dirait, sur une gaze lactée, des reflets diamantés ; les terres s'argentent ; les paysages se dessinent. Le rayon s'étend et s'élargit ; la nuée crève et passe ; par terre, de larges bandes d'or se poussent et se pressent. On dirait que la terre soulève ses sillons comme les flots de la mer, ou bien encore on croirait voir la peau d'un tigre gigantesque se hérisser avec ses raies noires et jaunes.
Vers le midi, les paysages, éclairés d'un flot soudain de vive lumière, sortent tout à fait de leur ombre. Il semble qu'une main sortie du ciel, recueillant les brumes éparses, a roulé par-delà l'horizon le voile flottant du matin. Alors les yeux éblouis contemplent, dans sa merveilleùse splendeur, la terre qui tout à coup a surgi et flamboie, comme un monde qui tomberait des nues, dans un amas de braises et d'étincelles. Ô magie ! La montagne apparaît au loin, étageant dans le ciel ses forêts comme un rocher énorme entassé d'autres rochers ; sur les flancs la forêt s'enroule en volutes capricieuses, festonnées de tons pourpres, et la cime, enfaîtée de pompons ardents, se dresse comme un casque avec son cimier. On dirait qu'un maillet colossal a sculpté à grands éclats les reliefs puissants des croupés, et qu'ensuite, accomplissant avec les foudres l'oeuvre commencée dans le granit, l'enfer a vomi dans le creux des ravins, sur les côtes onduleuses, le long des pentes bossuées, des torrents de soufre pêle-mêle avec des éclairs, et que torrents et éclairs, roulant épars en tous sens, se sont figés en un réseau de sillons diversement colorés, — rouges, bleus, jaunes et verts. Parfois, quand le vent ébranle l'échafaudage des forêts, on croirait voir osciller l'immense entassement, comme s'il était secoué par dessous, et brouillant leurs teintes en mille flots bigarrés, les sillons du roc se remettre à couler en enjambant leurs lits. — La palette ne saurait inventer de couleurs assez rutilantes, ni l'imagination de fantaisies assez étincelantes pour rendre dans toute leur magnificence et leur variété l'aspect de ces forêts scintillantes de lumières et fourmillantes de couleurs. L'or, les rubis, les émeraudes, les saphirs et les topazes, fouettés en poussières ou massés en blocs, ne suffiraient pas dans l'oeuvre des hommes pour refaire l'œuvre des soleils et des vents. Comment dépeindre ces ombres glacées de noirs jaspés ou teintées de blancs argentins selon qu'elles sont profondes ou légères? Comment analyser cette multitude de nuances fondues les unes aux autres par gradations successives ou heurtées en gammes dures et crues ? Ces pourpres variant suivant le voisinage des autres couleurs et s'affaiblissant ici pour se renforcer là ; ces jaunes qui luisent comme des plaques de soleil ou s'étendent comme des ors mats ; ces roux écaillés de nacarats, ces veines, ces fibres, ces cendrures qui serpentent en lignes tourmentées et folles, avec les caprices de l'arabesque, et par la diversité de leurs nuances, font resplendir les massifs qu'elles sillonnent, comme des blocs de jaspe ou d'agathe ; puis encore, ces masses puissamment colorées, ces grandes touffes rouges, ces palmes ciselées dans l'or, ces bouquets pommelés de plaques jaunes et bleues, tout ce désordre merveilleux, cette furie de coloration insensée, ces luttes de tons qui se détruisent et se font valoir l'un l'autre, — comment définir tout cela?
Les lignes elles-mêmes changent selon les couleurs, s'adoucissent ici par la légèreté des ombres et là s'accentuent par leur renforcement. Les branches pendent aux arbres — non plus comme de maigres thyrses feuillus, mais comme des grappes massives aux contours ventrus.
De loin, la forêt présentait l'aspect d'un rocher sculpté à grands coups ; de près, le grand devient joli et le bloc se cisèle de mille délicatesses. L'imagination rêve un kiosque enchanté où dans le marbre et le jaspe l'arabesque s'enchevêtre en harmonieuses fantaisies. Nervures, enroulements, volutes, acanthes, tous les caprices de l'architecture s'y déploient dans un éblouissement d'or et de pierreries.

















