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"Les Mardis de Mallarmé", par Adolphe Retté

"Parfois de grands silences d'un quart d'heure tombaient où les disciples méditaient, sans doute, la parole du Maître, mais où, moi, je me sentais pénétré d'un froid singulier, au point qu'il me semblait qu'une chape de glace s'appesantissait sur mes épaules."

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Le Symbolisme, anecdotes et souvenirs, 1903, coll. pers.

Adolphe Retté le 2 janvier 1894 - Photo anthropométrique d'Alphonse Bertillon.



Jadis familier des fameux Mardis de Mallarmé, Adolphe Retté livre un portrait sans complaisance du cénacle symboliste et de son "Maître" spirituel. Le mythe Mallarmé se brise sous la plume de Retté, d’abord observateur, puis critique assumé, qui décrit l’atmosphère de ce lieu clos où toute pensée véritablement féconde semble gelée — métaphore du froid qui traverse tout le texte. Caustique, Retté met à nu l’attitude des personnalités présentes tout en interrogeant la fascination exercée par une parole qu’il juge volontairement obscure et, finalement, stérile : une rhétorique close sur elle-même, faite de "sophismes exigus" et de "paradoxes fumeux"…

Cet essai, publié dans Le Symbolisme, anecdotes et souvenirs, naît certes d’une dissidence personnelle ; mais il reflète aussi un moment de crise plus large du symbolisme fin-de-siècle. Retté y oppose d'ailleurs explicitement le jargon abstrait des salons littéraires à une exigence de clarté, de santé et de vérité, qu’il retrouve dans le retrait, la nature, et dans une existence délibérément tenue à distance des "gens de lettres".




Les Mardis de Mallarmé

Adolphe Retté, Le Symbolisme, anecdotes et souvenirs, 1903

[Extrait]


A l'époque où j'entrepris ma campagne contre les théories et l'influence de Stéphane Mallarmé, certains dévots à ce poète qu'elle indigna répandirent sur mon compte des bruits assez singuliers. C'est ainsi qu'on prétendait que si je critiquais, avec tant d'insistance, l'auteur du Guignon et d'Hérodiade, c'était parce qu'il m'avait mis à la porte de chez lui pour mes mauvaises manières et mon manque de politesse à son égard. Il y avait là un moyen commode, quoique peu loyal, d'expliquer mon attitude. J'eus beau écrire dans mes Aspects : "Je n'éprouve, est-il besoin de le dire, aucun sentiment d'animosité personnelle contre M. Mallarmé ; je n'ai eu qu'à me louer de mes rapports déjà anciens avec lui ; je le considère comme le plus galant homme du monde, mais l'écrivain en lui m'apparaît désastreux et j'ai cru de mon devoir de le démontrer." J'eus beau, dans mes critiques, me tenir sur le terrain strictement littéraire, rien n'y fit ; plusieurs persistèrent, et persistent peut-être encore à soutenir que seule, ma rancune d'individu mal élevé m'avait déterminé.

D'autres disaient : "Mais vous avez fréquenté les soirées de Mallarmé, vous avez, à vos débuts, publié des éloges de ses poèmes. Ce revirement soudain ne peut donc s'expliquer que par la versatilité de votre caractère."

J'aurais pu répondre : "C'est justement parce que je suis allé chez Mallarmé et parce que j'ai étudié sa poétique pour la louer d'abord mais avec des restrictions que, plus expérimenté, détourné d'un art aussi artificiel par mon amour croissant de la nature, je crois utile à moi-même et à d'autres d'expliquer en quoi les propos et les écrits de ce rhéteur me semblent néfastes."

[...]

Cela dit, revenons aux réceptions de Mallarmé. Elles sont célèbres et à juste titre, car c'était au cours de ces entretiens que le poète faisait le plus volontiers allusion à sa doctrine et commentait ses vers et ses proses afin d'en élucider le sens resté trop souvent mystérieux même pour ses adeptes les plus dévoués.

Ceux-ci parlent des Mardis avec enthousiasme. A les lire, on se figurerait qu'il se pratiquait dans le salon de Mallarmé un culte tellement sublime que les profanes auraient été réduits en poussière s'ils se fussent introduits.

M. Remy de Gourmont appelle Mallarmé : "Le poète très aimé et providentiel". Ce dernier qualificatif ne semble-t-il pas indiquer que, pour M. de Gourmont, Mallarmé joua dans la littérature un rôle analogue à celui d'un Bonaparte dans la société ? — Pourtant lorsqu'on songe au petit nombre d'écrits laissés par le poète, écrits sur la signification desquels ses partisans ne sont, du reste, point d'accord, quand on se souvient de ces causeries où une dialectique fuyante se contournait en dehors de toute réalité, on estime qu'il n'y a pas proportion. Mais le mot de M. de Gourmont était bon à citer, car il donne le diapason des éloges prodigués à M. Mallarmé par ses fidèles.

[...]

M. Albert Mockel, dans son livre intitulé Stéphane Mallarmé : un Héros, s'écrie : "Nous passions là des heures inoubliables, les meilleures, sans doute, que nous connaîtrons jamais ; nous y assistions, parmi toutes les grâces et toutes les séductions de la parole, à ce culte désintéressé des idées qui est la joie religieuse de l'esprit. Et celui qui nous accueillait ainsi était le type absolu du poète, le coeur qui sait aimer, le front qui sait comprendre — inférieur à nulle chose et n'en dédaignant aucune, car il discernait en chacune un secret enseignement ou une image de Beauté."

[...]

Je suis allé assez assidûment aux mardis pendant les deux années 1891 et 1892. Je ne parlais guère et j'observais beaucoup. J'admirais, comme je les admire encore, certains poèmes du Maître, écrits dans sa première manière, par exemple, le fragment d'Hérodiade, les Fenêtres, l'Azur, le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui... et surtout la belle traduction ou mieux interprétation d'Edgar Poe. Mais mon esprit, peut-être trop grossier, se cabrait déjà contre le charabia où le poète se perdait de plus en plus...

On s'entassait, sur des chaises, des fauteuils et un canapé, dans un petit salon que remplissait bientôt un nuage de fumée de tabac. Perdu dans ce brouillard symbolique, Mallarmé se tenait debout, adossé à un grand poêle en faïence. La conversation était lente, solennelle, toute en aphorismes et en jugements brefs. Parfois de grands silences d'un quart d'heure tombaient où les disciples méditaient, sans doute, la parole du Maître, mais où, moi, je me sentais pénétré d'un froid singulier, au point qu'il me semblait qu'une chape de glace s'appesantissait sur mes épaules.

Seul, M. de Régnier, dont on connaît l'esprit si finement caustique, rompait de temps en temps la congélation générale, par une saillie spirituelle qui nous ramenait à la vie. Les autres, alors, émettaient, d'une voix sourde, quelques phrases où ils s'efforçaient d'impliquer un monde de pensées. Et Mallarmé souriant tirait trois bouffées de sa pipe — en conclusion. Parmi tous ces pétrifiés, il y en avait de plus pétrifiés encore. Tel un jeune homme glabre et tondu de près qui, pendant deux ans, vint tous les mardis et ne prononça jamais une syllabe. Un soir, il ne revint plus. Mallarmé demanda : « Pourquoi ne voit-on plus ce monsieur qui écoutait si bien ? Quelqu’un le connaît-il ? »

Les assistants se consultèrent du regard ; on fit une sorte d’enquête d’où il ressortit que personne ne le connaissait, qu’il n’avait parlé à personne et qu’on savait seulement, d’une façon vague, qu’il était l’ami de Rodin.

Tel aussi M. Hugues Rebell qui, casseur de vitres et "mauvais garçon" dans ses écrits, exubérant et truculent dans ce beau livre La Nichina, se montre, dans l’existence quotidienne, le plus doux et le plus timide des hommes. Lorsque Mallarmé lui adressait la parole, il s’inclinait, balbutiait, rougissait comme une pucelle. Puis, ne se trouvant pas le courage de répondre, il se recroquevillait dans sa redingote, comme une tortue dans sa carapace, et ne se rassurait un peu que quand l’attention s’était détournée de lui. — J’ai toujours pensé que M. Rebell gelait chez Mallarmé autant que je le faisais moi-même.

Il y avait pourtant des soirées où l’entretien s’animait. C’était celles où le peintre Whistler, de passage à Paris, rendait visite au poète qui avait si bien traduit sa délicieuse conférence : Ten o’clock. Malicieux et lyrique à la fois, Whistler causait beaucoup et bien. Ses propos, poudrés d’étincelles, réchauffaient l’atmosphère du salon. Sous son influence, les plus rigides dégelaient graduellement. Plus de sourdine et de ces sentences obscures qu’on psalmodiait à mi-voix. On allait jusqu’à rire. Et il ne restait guère que M. Albert Mockel pour accumuler de menus glaçons sur ses idées assez ressemblantes, par leur anémie et leur enchevêtrement pâlot, aux lichens du Pôle Nord.

Mais ces diversions étaient rares. D’ordinaire, les choses se passaient, comme je viens de l’écrire, dans l’intérieur d’un frigorifique. Quant aux discours de Mallarmé, ils avaient toujours trait à quelque subtilité d’ordre métaphysique ou littéraire. Aucune vue d’ensemble ; mais un amour du détail poussé jusqu’à la minutie.

Par exemple, un jour qu’on parlait de Zola, M. Maugnard, Mallarmé dit : "Il y a cependant quelques lignes de lui qui sont évocatrices. C’est dans Nana, le chapitre où il nous montre cette fille se chauffant toute nue devant un feu de bûches. Il a su, là, nous suggérer la peau de Nana."

J’attendais la suite. Mais Mallarmé n’ajouta rien. J’ai retenu ces phrases comme caractéristiques, car elles symbolisent à merveille sa tournure d’esprit. Et il en était de tout ainsi. Je ne lui ai jamais entendu émettre que des sophismes exigus, des paradoxes fumeux et des aperçus tellement subtils qu’ils en devenaient imperceptibles.

Si l’on compare mes impressions à celles que notèrent les écrivains dont j’ai rapporté plus haut la ferveur enthousiaste, et dont je n’ai nulle raison de suspecter la bonne foi, on dira peut-être que j’étais incapable de saisir toute la portée des dires de Mallarmé. C’est possible. Cependant je persiste à croire que mes contradicteurs ont subi une sorte de prestige et qu’ayant pris des lumignons vacillant dans les ténèbres d’une cave pour les astres qui parent l’éther insondable, ils n’ont jamais su se délivrer de cette bizarre illusion.

Quoiqu’il en soit, je me lassai, à la longue, de la contrainte que je m’imposais en taisant mon opinion de plus en plus hostile à un écrivain et à un causeur dont toutes les maximes me produisaient l’effet d’une cacophonie infiniment trop prolongée.

J’analysai avec scrupule mes sensations ; je relus toute l’œuvre de Mallarmé et j’arrivai enfin à cette conviction que je me devais de rompre, d’une façon éclatante, avec un rhéteur qui m’agaçait sans m’instruire.

Le jour où mon parti fut bien pris, je poussai un grand ouf ! de délivrance. Comme, d’autre part, j’inaugurais cette existence en pleine nature, parmi les arbres et loin des gens de lettres, qui est devenue la mienne, je résolus de friper impitoyablement les fleurs de rhétorique, aux parfums artificiels, dont Mallarmé grisait mes frères d’armes du symbolisme. Je commençai cette campagne pour la clarté et la santé dans l’art qui m’a valu pas mal d’injures mais qui, je le répète, ramena au bon sens certains de mes détracteurs — les moins intoxiqués.


NOTE


J’ai crié ma délivrance, au sortir des ténèbres mallarméennes, dans deux strophes de l’épilogue qui clôt l’Archipel en fleurs. Qu’on me permette de citer ici ces vers. Ils résument fort bien mon état d’esprit :


J’ai connu le portique aux disputes oiseuses :

Sous l’arcade branlante où meurent des clartés,

Les rhéteurs solennels en leur stérilité

Trônaient et discutaient la vie impérieuse ;

Leur bras tremblait, chargé d’un sceptre dérisoire,

Ils murmuraient des mots menteurs comme leur gloire,

Ils modelaient leur âme en coupe de mensonge


Qu’ils offraient à la soif d’enfants ensorcelés

Ou, vantant le mystère inane de leurs songes,

Ils calomniaient l’ombre et le ciel étoilé

Mais l’erreur et l’ennui troublaient leurs yeux voilés.


Arrachant le bandeau qu’ils m’avaient imposé,

J’ai vu grandir au loin la lumière réelle,

J’ai renversé le temple et contre eux j’ai tiré

L’épée où l’aube claire éclate en étincelles….

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