top of page

Poème du jour : "La cime", par Henry Spiess

"Jetons sur le passé des regards qui pardonnent."

ree

Henry Spiess par Charles Giron, 1907

Le Silence des heures (1904), coll. Irène de Palacio



La cime

Henry Spiess, Le Silence des heures (1904)


Comme sur un pays qui s'apaise et s'endort

au fond d'un crépuscule où tous les clochers sonnent,

tandis qu'un demi-jour violet flotte encor,

jetons sur le passé des regards qui pardonnent.


Retournons-nous, pareils à des voyageurs las,

mais orgueilleux, mais fiers des forces dépensées ;

et, comme eux, regardons à nos pieds, tout là-bas,

contemplons ce qui fut du haut de nos pensées !


L'ombre vient ; regardons tant que nous pourrons voir...

Ecoutons : nos chagrins se plaignent et nos fautes...

Nos souvenirs s'en vont, deux par deux, dans le soir ;

dans le soir nos regrets sont assis côte à côte.


Et l'ombre du passé va clore sa prison

et descendre sur ce pays qui fut le nôtre ;

pourtant nous savons voir encore, à l'horizon,

les chemins bleus qui nous ont conduits l'un vers l'autre.


Nous revoyons les jours d'allégresse et de foi,

les jours légers, les jours de force et de courage,

où nous allions, le front couronné, sans effroi,

pèlerins fascinés par le même mirage.


Puis notre oeil reconnaît les détails du chemin,

s'attarde aux places d'ombre où, lassés de la course,

nous avons entendu la peur du lendemain

frémir et sangloter dans la chanson des sources.


Mais tout cela, verger magique, vallon bleu,

lac secret, caressé d'un vol de libellules,

n'est déjà plus qu'un rêve et pâlit peu à peu,

puis tremble et va s'éteindre au fond du crépuscule...


Sur cette cime où les chemins nous ont conduits,

devons-nous, malgré l'heure et l'ombre solitaire,

nous attarder longtemps en face de la nuit

qui cache à nos regrets les sites de naguère ?


Devons-nous, redoutant de mourir et jaloux

du passé cher qui va s'effacer tout à l'heure,

chercher à retenir ce qui reste de nous

parmi l'ombre nocturne où le vent tourne et pleure ?


Non ! car, dans un instant, le soleil va surgir ;

tournons vers lui, vers l'avenir, des regards graves,

où se lise l'orgueil de vouloir et d'agir,

et sentons battre en nous nos coeurs libres d'entraves !


Tournons vers l'avenir des regards aguerris,

car le passé nous aime et l'avenir est traître ;

armons-nous de vaillance et même de mépris ;

soyons prudents et nous serons ce qu'il faut être.


Voyez : la route est lente et semble, par endroits,

hésiter et se perdre en des forêts d'épines ;

ailleurs elle conduit par de longs pays froids ;

plus loin nous serons séparés par des collines.


Mais tout cela n'aura pas d'empire sur nous,

sur nos âmes de rêve et d'infini hantées,

tandis que nous irons, sans plier les genoux,

nous sentant revêtus d'armures enchantées...


Comme vers un pays qui s'éveille au matin,

baigné d'azur, dans la chanson frêle des cloches,

tandis que se prépare, en nous, notre destin,

allons à l'avenir sans peur et sans reproches.


N'oublions pas le sable et l'ennui du désert,

pensons que l'ouragan toujours peut nous surprendre,

pieusement souvenons-nous du passé cher,

et, quoi qu'il nous arrive enfin, sachons attendre.


Et délaissons tous deux le sommet azuré

pour suivre le chemin de la tâche éternelle,

en descendant, d'un pas tranquille et rassuré,

front levé, regard clair, dans l'aube solennelle.

© Anthologia, 2025. Tous droits réservés.

bottom of page