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Poème du jour : "Sur le seuil", par Charles Van Lerberghe

"L’Amour ne sait qu’il vit et sa beauté s’ignore, Aucune âme en ses yeux ne se révèle encore"

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Louis Janmot

Le Poème de l'âme - L’Idéal (1854)




Sur le seuil

Charles Van Lerberghe, Entrevisions, 1898


Le rêve de son âme enfin se réalise,

Et c’est une adorable et soudaine surprise.

Il s’arrête ravi, tremblant, extasié :

Toute l’aube confuse est pleine de rosiers.

Un monde merveilleux et bleuissement émane

D’un brouillard de lumière et d’ombre diaphane ;

D’étranges floraisons pâles, des chants d’oiseaux,

Des nappes de parfums, des transparences d’eaux,

Des gerbes de rayons et des grappes touffues

De chrysoprases et d’améthystes fondues.

Jamais nul des vivants n’a touché ces confins ;

L’air même est vierge en cet éblouissant chemin.

Mais l’amour y sourit et le songe y respire.

Est-ce qu’en des senteurs de cinnamome et de myrrhe,

Quelqu’un vient dont l’approche illumine les airs ?

Il semble entendre un pas, pourtant tout est désert.

L’Amour ne sait qu’il vit et sa beauté s’ignore,

Aucune âme en ses yeux ne se révèle encore,

Il n’est que la lumière et l’éternel printemps.

Il est seul, l’heure passe, il écoute, il entend

Le silence ; il regarde une fleur qui s’éveille,

Une branche qui bouge, un rayon, une abeille,

Une ombre qui s’étend dans le jour rose et vert.

Il ne troublera pas ce fragile univers.

L’espérance s’arrête au bord de sa pensée,

Et la prière sur ses lèvres, exaucée.

Il pressentit le monde et connut l’avenir,

Dans sa première attente et son premier désir.

Il ferme ses beaux yeux à la splendeur des choses,

À l’aube, au bleu matin, à la lumière, aux roses,

Et son âme se mêle à leur divinité.

Il succombe, semblable au ramier enchanté,

Dont le cœur est trop lourd pour ses ailes légères,

Et que tout dans le ciel attire vers la terre :

L’ardente flèche d’or de l’invisible archer

L’a tué de son vol avant de le toucher.

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