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"Sur l'eau", les confessions de Maupassant (1888)

Dernière mise à jour : 6 mars 2021

"Faut-il que nous ayons l’esprit lent, fermé et peu exigeant, pour nous contenter de ce qui est. Comment se fait-il que le public du monde n’ait pas encore crié : « Au rideau ! » n’ait pas demandé l’acte suivant avec d’autres êtres que l’homme, d’autres formes, d’autres fêtes, d’autres plantes, d’autres astres, d’autres inventions, d’autres aventures ?"

Guy de Maupassant (à droite) accompagné entre autres de Paul Bourget (à gauche), sur le Bel-Ami, vers 1890



Le passage ci-dessous, sélectionné parmi l'ensemble de souvenirs que constitue le livre Sur l'eau (1888), — à ne pas confondre avec la nouvelle du même nom publiée en 1876 —, frappe par sa profondeur métaphysique et sa lucidité parfois misanthropique.


Lorsqu'il écrit ce texte, Maupassant se trouve à bord de son yacht privé Bel-Ami, profitant alors d'une croisière le long de la célèbre "Côte d'Azur" (tout récemment ainsi nommée, le terme ayant été utilisé à partir de 1887). C'est en tous cas ce que l'on imagine à la lecture de l'ouvrage. L'ambition de Maupassant, comme il l'atteste dans l'avant-propos de Sur l'eau, n'était-elle pas de s'atteler, au printemps 1887, à l'écriture d'un "journal" de "croisière sur les côtes de la Méditerranée"* ? Ainsi que le rappelle Jacques Dupont dans la substantielle préface de l'édition Folio Gallimard, on sait aujourd'hui que ce propos n'est pas entièrement exact. Loin de ne l'avoir composé qu'en l'espace de quelques jours (du 6 au 14 avril, selon les dates du récit), Maupassant se serait servi de plusieurs de ses nouvelles et chroniques antérieures pour constituer un journal décousu, parfois fictif, de souvenirs divers et de confessions. Une trentaine de textes auraient servi d'appui pour écrire Sur l'eau, mais le résultat final n'en paraît pas moins cohérent. S'y mêlent descriptions de paysages, impressions de voyage, mais aussi réflexions diverses d'un homme tourmenté et solitaire. Divisé en plusieurs petits chapitres, tous précédés d'une date et d'un lieu, le texte est construit à la manière d'un véritable carnet de bord. Celui-ci, présenté comme simple témoin d'une promenade maritime ordinaire ("(...) j'ai vu de l'eau, du soleil, des nuages et des roches"*), est en réalité prétexte à une succession de méditations, récits et anecdotes, maximes et aphorismes ("Ainsi que nous restons seuls, malgré tous nos efforts, de même nous restons libres malgré toutes les étreintes."), et parfois cris désespérés ("Certes, en certains jours, j'éprouve l'horreur de ce qui est jusqu'à désirer la mort.")


On connaît l'écrivain bon viveur, amateur de femmes et de plaisirs. On l'imagine plus difficilement dans cette posture d'éternel torturé, d'homme pétri d'angoisse et de questionnement — que les modernes qualifieraient d'existentiels —, effrayé à l'idée de la folie, du déclin et de la mort. Pourtant, l'interrogation métaphysique est presque constante, chez Maupassant. La dépression de Jeanne dans Une Vie (1883), la quête de gloire dépourvue de sens dans Bel-Ami (1885), la médecine véreuse et le monde corrompu des affaires dans Mont-Oriol (1887), les rivalités fraternelles dans Pierre et Jean (1888), l'inquiétude de la jalousie et de la vieillesse dans Fort comme la mort (1889) et les tourments de la passion dans Notre coeur (1890), font de Maupassant un écrivain perpétuellement inquiet sous un extérieur jovial. Seul l'exil loin d'une société qu'il ne cessait de vilipender, semblait en mesure de l'apaiser.


L'eau fournit le cadre idéal à cette quête de solitude. Rousseau l'avait confessé avant Maupassant ("Le flux et reflux de cette eau [...] suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissait quelque faible et courte réflexion sur l'instabilité des choses de ce monde dont la surface des eaux m'offrait l'image"**), elle est à la fois support et prétexte de la rêverie. L'écriture et la navigation se complètent et se répondent, favorisent l'épanchement de l'âme se complaisant dans sa solitude. Rien d'étonnant, finalement, à ce que l'auteur de "Sur l'eau" ait écrit (à bord du Bel-Ami !) dans une lettre à Hermine Lecomte du Noüy, en novembre 1886 : "Moi aussi, je vis dans une solitude absolue. Je travaille et je navigue, voilà toute ma vie. Je ne vois personne, personne, ni le jour, ni le soir. Je suis dans un bain de repos, de silence, dans un bain d’adieu."


* Avant-propos

** Cinquième Promenade (Rêveries du promeneur solitaire)



Ivan Aïvazovski, Voilier au large de la Crimée par une nuit de pleine lune

1858



"Cannes, 7 avril, 9 h. du soir.

(...)


Est-il rien de plus sinistre qu’une conversation de table d’hôte ? J’ai vécu dans les hôtels, j’ai subi l’âme humaine qui se montre dans toute sa platitude. Il faut vraiment être bien résolu à la suprême indifférence pour ne pas pleurer de chagrin, de dégoût et de honte quand on entend l’homme parler. L’homme, l’homme ordinaire, riche, connu, estimé, respecté, considéré, content de lui, il ne sait rien, ne comprend rien et parle de l’intelligence avec un orgueil désolant.


Faut-il être aveugle et soûl de fierté stupide pour se croire autre chose qu’une bête à peine supérieure aux autres ! Écoutez-les, assis autour de la table, ces misérables ! Ils causent ! Ils causent avec ingénuité, avec confiance, avec douceur, et ils appellent cela échanger des idées. Quelles idées ? Ils disent où ils se sont promenés : « la route était bien jolie, mais il faisait un peu froid, en revenant ; » « la cuisine n’est pas mauvaise dans l’hôtel, bien que les nourritures de restaurant soient toujours un peu excitantes ». Et ils racontent ce qu’ils ont fait, ce qu’ils aiment, ce qu’ils croient.


Il me semble que je vois en eux l’horreur de leur âme comme on voit un fœtus monstrueux

dans l’esprit-de-vin d’un bocal. J’assiste à la lente éclosion des lieux communs qu’ils redisent toujours, je sens les mots tomber de ce grenier à sottises dans leurs bouches d’imbéciles et de leurs bouches dans l’air inerte qui les porte à mes oreilles.


Mais leurs idées, leurs idées les plus hautes, les plus solennelles, les plus respectées, ne sont-elles pas l’irrécusable preuve de l’éternelle, universelle, indestructible et omnipotente bêtise ?


Toutes leurs conceptions de Dieu, du dieu maladroit qui rate et recommence les premiers êtres, qui écoute nos confidences et les note, du dieu gendarme, jésuite, avocat, jardinier, en cuirasse, en robe ou en sabots, puis, les négations de Dieu basées sur la logique terrestre, les arguments pour et contre, l’histoire des croyances sacrées, des schismes, des hérésies, des philosophies, les affirmations comme les doutes, toute la puérilité des principes, la violence féroce et sanglante des faiseurs d’hypothèses, le chaos des contestations, tout le misérable effort de ce malheureux être impuissant à concevoir, à deviner, à savoir et si prompt à croire, prouve qu’il a été jeté sur ce monde si petit, uniquement pour boire, manger, faire des enfants et des chansonnettes et s’entre-tuer par passe-temps.


Heureux ceux que satisfait la vie, ceux qui s’amusent, ceux qui sont contents !


Il est des gens qui aiment tout, que tout enchante. Ils aiment le soleil et la pluie, la neige et le brouillard, les fêtes et le calme de leur logis, tout ce qu’ils voient, tout ce qu’ils font, tout ce qu’ils disent, tout ce qu’ils entendent.


Ceux-ci mènent une existence douce, tranquille et satisfaite au milieu de leurs rejetons. Ceux-là ont une existence agitée de plaisirs et de distractions.


Ils ne s’ennuient ni les uns, ni les autres.


La vie, pour eux, est une sorte de spectacle amusant dont ils sont eux-mêmes acteurs, une chose bonne et changeante qui, sans trop les étonner, les ravit.


Mais d’autres hommes, parcourant d’un éclair de pensée le cercle étroit des satisfactions possibles, demeurent atterrés devant le néant du bonheur, la monotonie et la pauvreté des joies terrestres.


Dès qu’ils touchent à trente ans, tout est fini pour eux. Qu’attendraient-ils ? Rien ne les distrait plus ; ils ont fait le tour de nos maigres plaisirs.


Heureux ceux qui ne connaissent pas l’écœurement abominable des mêmes actions toujours répétées ; heureux ceux qui ont la force de recommencer chaque jour les mêmes besognes, avec les mêmes gestes, autour des mêmes meubles, devant le même horizon, sous le même ciel, de sortir par les mêmes rues où ils rencontrent les mêmes figures et les mêmes animaux. Heureux ceux qui ne s’aperçoivent pas avec un immense dégoût que rien ne change, que rien ne passe et que tout se lasse.


Faut-il que nous ayons l’esprit lent, fermé et peu exigeant, pour nous contenter de ce qui est. Comment se fait-il que le public du monde n’ait pas encore crié : « Au rideau ! » n’ait pas demandé l’acte suivant avec d’autres êtres que l’homme, d’autres formes, d’autres fêtes, d’autres plantes, d’autres astres, d’autres inventions, d’autres aventures ?


Vraiment, personne n’a donc encore éprouvé la haine du visage humain toujours pareil, la haine des animaux qui semblent des mécaniques vivantes avec leurs instincts invariables transmis dans leur semence du premier de leur race au dernier, la haine des paysages éternellement semblables et la haine des plaisirs jamais renouvelés ?


Consolez-vous, dit-on, dans l’amour de la science et des arts.


Mais on ne voit donc pas que nous sommes toujours emprisonnés en nous-mêmes, sans parvenir à sortir de nous, condamnés à traîner le boulet de notre rêve sans essor !


Tout le progrès de notre effort cérébral consiste à constater des faits matériels au moyen d’instruments ridiculement imparfaits, qui suppléent cependant un peu à l’incapacité de nos organes. Tous les vingt ans, un pauvre chercheur qui meurt à la peine, découvre que l’air contient un gaz encore inconnu, qu’on dégage une force impondérable, inexprimable et inqualifiable en frottant de la cire sur du drap, que parmi les innombrables étoiles ignorées, il s’en trouve une qu’on n’avait pas encore signalée dans le voisinage d’une autre, vue et baptisée depuis longtemps. Qu’importe ?


Nos maladies viennent des microbes ? Fort bien. Mais d’où viennent ces microbes ? et les maladies de ces invisibles eux-mêmes ? Et les soleils d’où viennent-ils ?


Nous ne savons rien, nous ne voyons rien, nous ne pouvons rien, nous ne devinons rien, nous n’imaginons rien, nous sommes enfermés, emprisonnés en nous. Et des gens s’émerveillent du génie humain !


Les arts ? La peinture consiste à reproduire avec des couleurs les monotones paysages sans qu’ils ressemblent jamais à la nature, à dessiner les hommes, en s’efforçant sans y jamais parvenir, de leur donner l’aspect des vivants. On s’acharne ainsi, inutilement, pendant des années à imiter ce qui est ; et on arrive à peine, par cette copie immobile et muette des actes de la vie, à faire comprendre aux yeux exercés ce qu’on a voulu tenter.


Pourquoi ces efforts ? Pourquoi cette imitation vaine ? Pourquoi cette reproduction banale de choses si tristes par elles-mêmes ? Misère !


Les poètes font avec des mots ce que les peintres essayent avec des nuances. Pourquoi encore ?


Quand on a lu les quatre plus habiles, les quatre plus ingénieux, il est inutile d’en ouvrir un autre. Et on ne sait rien de plus. Ils ne peuvent, eux aussi, ces hommes, qu’imiter l’homme. Ils s’épuisent en un labeur stérile. Car l’homme ne changeant pas, leur art inutile est immuable. Depuis que s’agite notre courte pensée, l’homme est le même ; ses sentiments, ses croyances, ses sensations sont les mêmes, il n’a point avancé, il n’a point reculé, il n’a point remué. À quoi me sert d’apprendre ce que je suis, de lire ce que je pense, de me regarder moi-même dans les banales aventures d’un roman ?


Ah ! si les poètes pouvaient traverser l’espace, explorer les astres, découvrir d’autres univers, d’autres êtres, varier sans cesse pour mon esprit la nature et la forme des choses, me promener sans cesse dans un inconnu changeant et surprenant, ouvrir des portes mystérieuses sur des horizons inattendus et merveilleux, je les lirais jour et nuit. Mais ils ne peuvent, ces impuissants, que changer la place d’un mot, et me montrer mon image, comme les peintres. À quoi bon ?


Car la pensée de l’homme est immobile.


Les limites précises, proches, infranchissables, une fois atteintes, elle tourne comme un cheval dans un cirque, comme une mouche dans une bouteille fermée, voletant jusqu’aux parois où elle se heurte toujours.


Et pourtant, à défaut de mieux, il est doux de penser, quand on vit seul.


Sur ce petit bateau que ballotte la mer, qu’une vague peut emplir et retourner, je sais et je sens combien rien n’existe de ce que nous connaissons, car la terre qui flotte dans le vide est encore plus isolée, plus perdue que cette barque sur les flots. Leur importance est la même, leur destinée s’accomplira. Et je me réjouis de comprendre le néant des croyances et la vanité des espérances qu’engendra notre orgueil d’insectes !"


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