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"Un Voyage" d'Augustine Bulteau (1904), réédité par la maison Mon autre librairie

Dernière mise à jour : 5 nov. 2023


"(...) les triomphes bruyants, l'attention trop avidement fixée sur lui, les éloges de ces gens attirés par le succès et qu'il nommait "les mouches à viande", toute cette grosse monnaie de la gloire heurtait ses nerfs et torturait sa pudeur. Il eut un amour passionné du travail, un respect religieux pour son art, une délicatesse exquise de tous les sentiments."

Augustine Bulteau, "Schiller"

Un Voyage, 1904


Portrait de Madame Jules Ricard, née Augustine Bulteau par Fernand Khnopff, c. 1893



Anna de Noailles, et quelques autres, la surnommaient affectueusement "Toche". Augustine Bulteau (1860-1922) signait aussi ses textes des pseudonymes "Foemina", "Cleg" et "Jacque Vontade". Une femme de poigne, nommée chevalier de la Légion d'honneur en 1863, mais aussi journaliste prolixe, bonne épistolière, romancière, salonnière, peintre et photographe : la Belle Époque vit son influence rayonner dans les milieux littéraire et artistique. Mais son nom n'évoque plus aujourd'hui qu'un vague et désuet souvenir. Il y a bien longtemps que l'on a oublié Les Histoires amoureuses d’Odile, feuilleton paru dans La Vie Parisienne entre 1898 et 1899, ou encore La Lueur sur la cime (1904), roman inspiré par la Comtesse de Noailles elle-même.

Dépoussiérons aujourd'hui le journal de voyage singulier, sensible et plein d'esprit qu'est Un Voyage (1904), réédité par la Maison d'édition mon autre librairie. L'ouvrage rassemble les pérégrinations d'Augustine Bulteau dans les pays (Belgique, Hollande, Allemagne, Italie), les villes (Bruges, Amsterdam, Cologne, Vérone et bien d'autres), et les paysages qui lui furent chers. Ses aventures lui laissèrent toujours d'intimes impressions ; la langue ciselée et limpide en laquelle elles furent retranscrites est mise au service d'une grande subtilité psychologique, et d'une prodigieuse culture qui n'est jamais ostentatoire. Le texte que nous proposons ici en donne un aperçu. De passage à Weimar pendant un nouveau voyage en Allemagne, Bulteau visita d'illustres maisons d'écrivains. L'une d'elles, celle de Schiller, lui laissa une impression durable. L'occasion d'en brosser un portrait personnel, saisissant de finesse.


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Schiller

Augustine Bulteau, Un Voyage, "En Allemagne", "Les maisons sacrées"1904


Dans la maison de Schiller, on n'éprouve aucune tristesse, mais une impression détachée, lointaine, aérienne. Tout est décent et humble : la pièce où il dormait, si exiguë qu'on y respire à peine ; la belle chambre — pauvre belle chambre ! où aux derniers jours il se fit porter. Là, il endura les suprêmes angoisses, et avec tant de douceur résignée. Il pleura lorsque sur sa demande on lui apporta son dernier-né, pour qu'une fois encore il l'embrassât. Ces larmes exceptées, il n'eut pas de révolte. Un moment il sortit du silence et dit d'un air joyeux : "Bien des choses me deviennent simples et claires." Une voix anxieuse demanda comment il se trouvait, il répondit : "De plus en plus calme", et, calme, il mourut.

Maintenant, sur le petit lit d'une simplicité presque pénible, les couronnes s'entassent. Et à chaque visite j'y ai vu de mignons bouquets, frais et odorants. L'orgueil allemand veille autour de cette mémoire, et encore plus la tendresse allemande.


***


Schiller est l'une des physionomies les plus pures que le temps nous ait laissées. Eut-il quelque défaut ? Personne ne semble s'en être rappelé un seul. Milton dit : "Celui-là qui veut écrire des poèmes héroïques, qu'il fasse de sa vie un poème héroïque." Schiller fit cela. Nulle tache en lui, nulle petitesse, tout est noble parfaitement. Si, à vingt ans, il s'enfuit de Stuttgart, où il était chirurgien dans l'armée de Wurtemberg, qui au monde oserait l'en blâmer ? Il venait d'écrire Les Brigands, une éblouissante gloire était tombée comme un éclat de foudre. L'Allemagne, l'Europe même retentissaient de son nom. Des poèmes bouillonnaient dans son esprit, plein de créatures ambitieuses qui voulaient vivre : il était Schiller, enfin ! Et le duc de Wurtemberg lui interdit de publier, de faire jouer quoi que ce soit. On le met en prison pour avoir assisté aux répétitions de sa pièce à Mannheim, on le menace de bien pire s'il désobéit à ces ordres absurdes. En écrivant, il risquait sa liberté, sa vie peut-être —, nous savons ce qu'était la forteresse du bon duc ! Il partit, et fit bien. Le duc lui-même, plus tard, en convint lorsque sa maîtresse lui eut expliqué clairement les choses. Si on excepte cette fuite vers la gloire, la vie de Schiller ne contient pas la moindre action qui puisse être discutée. Fils très tendre, mari fidèle et charmé d'une femme adorable, père excellent, gai et joueur, ami sans défaillances, il était, en outre, de la plus belle fierté, digne avec douceur, énergique, désintéressé, généreux, sans vanité — car les triomphes bruyants, l'attention trop avidement fixée sur lui, les éloges de ces gens attirés par le succès et qu'il nommait "les mouches à viande", toute cette grosse monnaie de la gloire heurtait ses nerfs et torturait sa pudeur. Il eut un amour passionné du travail, un respect religieux pour son art, une délicatesse exquise de tous les sentiments. Un de ses héros, près de mourir, envoie en ces termes sa recommandation et son adieu à un être chéri : "Dites-lui, quand il sera un homme, de respecter ses rêves de jeunesse." Le jeune Schiller fit des rêves très purs et très beaux, et jusqu'à la mort Schiller devait respecter ces rêves.

Afin que rien ne lui manquât de ce qui rend les glorieux si chers, il souffrit beaucoup. De la pauvreté d'abord, ensuite d'une gêne qu'il était mal fait pour rendre moins pesante : "Il m'est plus facile d'écrire une tragédie, disait-il, que de tenir ma maison." Et les dettes lui donnaient mal à l'âme, et l'avenir incertain le tourmentait. Il souffrit encore et longtemps de sa misérable santé. Il dut connaître bien des formes de la torture physique, car à sa mort on trouva tous ses viscères dans une affreuse condition : les poumons détruits, le coeur hypertrophié, le foie sclérosé. Cependant, il écrivait Guillaume Tell, Jeanne d'Arc, La Fiancée de Messine. Il fut, du commencement de sa vie à la fin : celui qui fait de sa vie un poème héroïque.


***

Je cherche les traces de ce doux et grand génie, sur ces objets que ses mains ont touchés. D'où vient que, dans les autres maisons sacrées, j'ai senti si clairement des présences, et, ici, non ? Ces meubles sont les siens. Ils occupent les mêmes places nécessaires qu'ils occupaient, quand sa rêverie et son courage palpitaient entre ces murs ! Rien n'est simple et réel comme cette chambre mortuaire avec ses modestes rideaux rouges ; et cependant, j'éprouve la sensation du décor. Un émouvant décor, certes, mais un décor.

Je suis séparée de cette image que je veux atteindre par un obstacle qui bouge sous mon effort, et résiste pourtant. Schiller m'apparaît magnifique, lointain, irréel, comme m'apparaissent, la plupart, les héros de ses drames. Lui et eux se meuvent dans une autre atmosphère que nous. Comment les rejoindre ? Schiller a rêvé une humanité tellement plus grande que n'est l'humanité !... Tous les poètes rêvent ainsi ? Pourtant, Achille, Macbeth, Faust et Desdemona sont parmi nous, nous les voyons comme nous voyons nos frères en peine, en crime, en douleur, en tendresse. Ils nous dominent de toute leur énergie, leur héroïsme nous dépasse, mais ils nous rejoignent par leurs contradictions, leurs incertitudes. Les gigantesques personnages de Schiller enthousiasment, et puis on s'aperçoit qu'ils ne sont pas là ! On a entendu leur histoire merveilleusement contée, on n'a pas vu leur visage, senti leur souffle chaud vous passer sur le front. On est ému, entraîné comme par les images lyriques d'un incomparable orateur — dès que la grande voix se tait, on redescend sur le sol. Les flèches de Shakespeare entrent dans la chair et y restent. La sublime déclamation de Schiller ne s'adresse qu'à l'esprit. Il semble que l'ivresse de la création le détachât de sa piteuse condition d'homme, lui ouvrant un monde où règne l'absolu, loin de la réalité dure, basse — et riche.

(...)

L'abondante poésie, la pensée profonde, la recherche continuelle de la beauté qui magnifient l'oeuvre de Schiller sont propres à nous rendre meilleurs et plus nobles à la manière d'un discours éloquent, mais nous n'avons pas besoin de ces personnages comme nous avons besoin d'Ulysse, d'Hamlet et de Méphistophélès.

Schiller n'admettait pas dans son royaume ces misérables conflits qui se passent au ras du sol. Le petit, le particulier ne le touchent nullement. Son vaste esprit généralise tout ce qu'il saisit. Sa bonté s'exprime dans une phrase qu'il redisait souvent : "Je n'ai pas de plus cher désir que de voir tous les hommes heureux, et contents de leur sort". Des personnes irréfléchies disent parfois cela. Mais Schiller n'était pas irréfléchi. Alors par où raccordait-il un tel désir avec la vraisemblance ? Il aimait l'humanité. Cela signifie d'ordinaire que l'on n'aime personne. Pour lui, cela consistait à répandre dans l'immense espace sa sensibilité très vive et sa tendresse très réelle, jusqu'à ce qu'elles devinssent je ne sais quoi de vaporeux — d'abstrait encore.

(...)


***


Ce désir du plus vaste, du plus général qui l'emportait loin, ailleurs, Schiller ne l'avoue-t-il pas clairement, lorsqu'il dit : "C'est un pauvre but qu'écrire pour une nation. Un esprit philosophique ne peut pas supporter de telles limites... La nation la plus puissante n'est qu'un fragment, elle ne saurait guère échauffer l'esprit des penseurs au delà du point où elle et sa fortune ont eu de l'influence sur les progrès de l'espèce humaine."

Et pas plus que par le préjugé national, il ne voulait être limité par l'actuel. "L'artiste, cela est vrai, écrit-il, est le fils de son temps. Mais plaignons-le s'il en est l'élève, ou même le favori... Et comment doit-il résister à l'influence corruptrice de son époque ? En méprisant ses décisions. Libre à la fois de la vaine activité qui cherche à imprimer sa trace sur l'instant fugitif, et de l'enthousiasme douloureux qui compare à la perfection les maigres produits de la réalité, qu'il laisse l'actuel au sens commun — c'est sa province — et lui, qu'il s'efforce de trouver l'idéal en réunissant le possible et le nécessaire. Qu'il marque de cet effort ses jeux, ses rêves, la sincérité de ses actes, toutes les formes spirituelles et sensibles et les jette dans le temps éternel."

L'heure que l'on vit, le lieu auquel on appartient, l'indispensable laideur, la médiocrité, tout le réel, il n'en voulait pas, ce rêveur.

Goethe, qui finit par l'aimer vraiment, fut d'abord agacé à l'extrême par le tour obstinément abstrait de son esprit. Racontant les débuts de leurs relations, et certaines causeries acharnées et coléreuses, il dit : "J'étais attristé jusque dans l'âme par des propositions comme celles-ci : Comment peut-il exister une expérience qui corresponde à une idée ? La qualité spécifique de l'idée, c'est qu'aucune expérience ne puisse l'atteindre ni s'accorder avec elle." Et l'on imagine Goethe écoutant un pareil propos. Attristé jusque dans l'âme, certes il devait l'être !


***


Pourtant le citoyen du monde qui trouvait misérable d'écrire pour une nation, c'était sans doute le plus Allemand des Allemands.

Il a toutes les vertus et toutes les manières de sa race : simplicité de coeur, endurance, enthousiasme, imagination éprise des splendeurs spirituelles, goût de l'abstraction. Fort, mais dépourvu de souplesse, incomparable dans la gravité, l'exaltation, la tristesse, le grandiose, il n'a point la raillerie rapide, la finesse. Son geste large va si loin, si haut qu'il s'achève dans le vague. "Les Allemands — c'est Carlyle qui parle — sont gens à ne pas reculer devant l'effort. Un certain degré d'obscurité leur apparaît l'élément nécessaire où joue librement cet enthousiasme méditatif qui est un de leurs traits caractéristiques."

Cette obscurité, ce vague, d'où sont sorties leur musique, leur philosophie et tant de pensées, nous ne pouvons les pénétrer entièrement. Le génie particulier de chaque race élève entre elle et les autres des barrières éternellement infranchissables. Et celle-ci, parmi toutes, est haute.

La pensée de Goethe l'Universel appartient à l'Univers qui ne saurait s'en passer. Schiller n'appartient qu'à l'Allemagne. Nous pouvons céder à son éloquence, mais les créations par quoi il est le plus grand, nous ne pouvons les mêler intimement à notre histoire spirituelle.


J'ai cru du moins qu'il en était ainsi, alors que la touchante maison où agonisa cet être merveilleux refusait de livrer à ma respectueuse curiosité, à mon désir fervent ses secrets et son émotion profonde. Dans la demeure du "citoyen du monde", j'ai senti mieux qu'ailleurs que j'étais : l'étrangère...


Johann Christoph Friedrich Schiller

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