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Carl Jung : L'Occident et le mythe de l'Âge d'Or

Dernière mise à jour : 17 mai 2023





Extrait de :

Carl Gustav Jung

Essai d'exploration de l'inconscient

(1964)




"Ce que nous appelons « la conscience de l’homme civilisé » n’a cessé de se séparer des instincts fondamentaux. Mais ces instincts n’ont pas disparu pour autant. Ils ont simplement perdu contact avec notre conscience et sont donc forcés de s’affirmer d’une manière indirecte. Ils peuvent le faire par le moyen de symptômes physiologiques, dans le cas d’une névrose, ou au moyen d’incidents divers, comme par exemple des humeurs inexplicables, des oublis inattendus, des lapsus.


L’homme aime à se croire maître de son âme. Mais tant qu’il est incapable de dominer ses humeurs et ses émotions, ou de prendre conscience des multiples manières qu’ont les facteurs inconscients de s’insinuer dans ses projets et dans ses décisions, il n’est certainement pas maître de lui-même. Ces facteurs inconscients doivent leur existence à l’autonomie des archétypes. L’homme moderne masque à ses propres yeux cette scission de son être à l’aide d’un système de « compartiments ». Certains aspects de sa vie extérieure et de son comportement sont conservés, dans des tiroirs distincts, et ne sont jamais confrontés les uns aux autres.


Comme exemple de cette « psychologie des compartiments », je pourrais citer le cas d’un alcoolique tombé sous l’influence louable d’un mouvement religieux, et qui, fasciné par l’enthousiasme de ses adeptes, en avait oublié son besoin de boire. On le proclama manifestement et miraculeusement guéri par Jésus et on l’exhiba comme un témoin de la grâce divine, et de l’efficacité de ladite organisation religieuse. Mais après quelques semaines de confessions publiques, la nouveauté de la chose commença à perdre de sa force, et notre homme pensa que quelques rafraîchissements alcoolisés ne lui feraient pas de mal. C’est ainsi qu’il recommença à boire. Mais l’organisation charitable, cette fois, conclut que le cas était « pathologique », et ne se prêtait pas à une intervention divine. Donc, ils envoyèrent l’homme dans une clinique, afin que le médecin fît mieux que le divin Guérisseur.


Voilà un aspect de l’esprit « cultivé » moderne qui mérite qu’on y réfléchisse, car il montre un degré alarmant de dissociation et de confusion psychologiques.


Si nous considérons un instant l’humanité comme si elle était un seul individu, nous nous apercevons aussitôt que l’espèce humaine est comme une personne entraînée par des forces inconscientes. Et l’espèce humaine se plaît, elle aussi, à enfermer certains de ses problèmes dans des tiroirs séparés. Mais c’est précisément la raison pour laquelle nous devrions examiner avec la plus grande attention ce que nous sommes en train de faire, car l’humanité est aujourd’hui menacée par de mortels dangers, créés par elle-même, et qui cependant échappent toujours davantage à notre contrôle.


Notre monde est, pour ainsi dire, dissocié à la façon des névrotiques, le rideau de fer figurant la ligne de partage symbolique. L’homme occidental, se rendant compte de la volonté de puissance agressive de l’Est, se voit obligé de prendre d’extraordinaires mesures de défense. Mais en même temps, il se flatte de sa vertu, et de ses bonnes intentions. Ce qu’il ne voit pas c’est que ce sont ses propres vices, qu’il a dissimulés sous le masque des bonnes manières sur le plan international, que le monde communiste lui renvoie, sans vergogne, et méthodiquement, en pleine figure. Ce que l’Ouest a toléré, mais en secret, avec un léger sentiment de honte, (c’est-à-dire le mensonge diplomatique, la duperie systématique, les menaces voilées) lui est aujourd’hui servi ouvertement, et avec prodigalité, par l’Est, provoquant en nous des « nœuds » névrotiques. C’est le visage grimaçant de sa propre « ombre » mauvaise, que l’homme occidental voit grimacer de l’autre côté du rideau de fer.


Et cet état de choses explique l’étrange sentiment d’impuissance dont souffrent tant de gens dans les sociétés occidentales. Ils ont commencé à comprendre que les difficultés auxquelles ils se heurtent, proviennent de problèmes moraux, et que les tentatives d’y répondre par une accumulation d’armes nucléaires ou par la « compétition » économique, a peu d’effet, car elle est à double tranchant. Beaucoup d’entre nous comprennent aujourd’hui que les remèdes moraux et intellectuels seraient plus efficaces, puisqu’ils nous donneraient une immunité psychique contre une contagion qui ne cesse de s’aggraver.


Tout ce que nous avons entrepris jusqu’alors a eu remarquablement peu de résultats, et il continuera à en être ainsi tant que nous essaierons de nous convaincre nous-mêmes, et de convaincre le monde, que ce sont seulement eux (c’est-à-dire, nos adversaires) qui ont tort. Il vaudrait beaucoup mieux faire un effort sincère pour reconnaître dans l’autre notre propre « ombre », et son action néfaste. Si nous pouvions voir cette ombre (le côté ténébreux de notre nature), nous serions immunisés contre toute contagion intellectuelle et morale. Dans l’état actuel des choses, nous ouvrons nous-mêmes la porte à la contagion parce que, pratiquement, nous faisons les mêmes choses qu’ eux. Mais nous sommes affligés du désavantage supplémentaire de ne pas voir, et de ne pas vouloir comprendre ce que nous faisons sous le couvert des bonnes manières.


Le monde communiste, on le remarquera, possède un grand mythe (que nous baptisons illusion, dans l’espoir que notre supériorité de jugement l’anéantira). Ce mythe, c’est le rêve archétypique, sanctifié par un espoir millénaire, de l’Âge d’Or (ou Paradis), dans lequel chacun aura de tout en abondance, et où un grand chef, juste et sage, régnera sur un jardin d’enfants. Cet archétype puissant s’est emparé du monde communiste sous sa forme la plus puérile, mais il ne disparaîtra pas du monde parce que nous lui opposerons la supériorité de notre point de vue. Nous aussi, nous l’alimentons par notre propre puérilité, car la civilisation occidentale se trouve sous l’emprise de la même mythologie. Inconsciemment, nous nourrissons les mêmes préjugés, les mêmes espoirs et la même attente. Nous croyons aussi à l’État Providence, à la paix universelle, à l’égalité de tous les hommes, à nos droits éternels, à la justice, à la vérité, et (mais ne le disons pas trop haut) au Royaume de Dieu sur Terre.


La triste vérité est que la vie réelle de l’homme est faite d’un ensemble inexorable de contraires, le jour et la nuit, la naissance et la mort, le bonheur et la souffrance, le bien et le mal. Nous n’avons même pas la certitude qu’un jour l’un de ces contraires triomphera de l’autre, le bien du mal, ou la joie de la douleur. La vie est un champ de bataille. Elle l’a toujours été et le restera toujours. S’il n’en était pas ainsi, la vie s’interromprait."



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