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"L'Automne en Savoie", par Anna de Noailles

Dernière mise à jour : 19 oct. 2022





Extrait de :

(1926)




L’AUTOMNE EN SAVOIE


Les jours ont passé, se heurtant, se dévorant ; le temps s’est frayé un chemin à travers nos surprises, nos révoltes et nos résignations ; plusieurs fois l’aspect du monde est mort pour nous, détruit en même temps que ces parties de l’âme auxquelles il était attaché et qui, sevrées de leurs illusions, ont péri d’une manière soudaine ou lente. Des deux côtés de nos pas s’entassent les ruines humaines. Après tant d’expériences, que reste-t-il d’intact ? La nature éternelle et la pureté du silence.


J’écris ces lignes dans le même jardin où s’éveillait ma curiosité du monde. C’est la fin de septembre ; le ciel, voilé, terni et comme résigné, ne conserve de physionomie que ce qu’un visage a de regard encore, les paupières fermées. Au bord du quai le lac palpite ; on sent s’élever en molles buées son liquide azur respirant.


Et aujourd’hui, comme dans mon enfance, j’écoute le silence de l’automne. Rien n’est plus secret ni plus confidentiel. Dans l’espace d’une teinte uniforme, d’un gris velouté qui fascine et apaise, de la terre monte, — tantôt cinglant, tantôt figé, — un froid parfum d’aromates, de fumée et de cristal. Un immense repliement tient courbés et méditatifs les arbres, les feuillages jaunis, l’invisible mêlé à l’atmosphère, et qui rêve en suspens. D’un sage et commun consentement tout se penche, accepte une noble dégradation, car la nature, ayant l’expérience de son éternité, accueille sans révolte ses passagers repos. Il semble que les nymphes d’automne et les anges des campagnes catholiques passent, désormais unis, également innocents et chastes, sur le gazon d’un vert sombre, avivé de rosée, où se dresse le colchique violet. On croit entendre cette troupe d’ombres légères se réfugier et s’évanouir sous l’humide auréole du dahlia couronné de pluie.


Parfois le cri du merle, de la pie luisante, du canard des étangs au bec laqué, qui, déployant ses jaunes pattes, semble déambuler sur deux feuilles de platane fanées, dérange la torpide vapeur d’automne : un instant retentit dans le silence leur bref jacassement, comme une bacchanale de froides castagnettes, puis la paix se reforme, naturelle, obstinée. Elle tombe des cieux, s’avance de toute part, molle banquise des airs, et bâtit autour des mondes d’Occident sa calme forteresse. Nos contrées, avec les fûts dépouillés des arbres, sont alors un cloître éventé, somnolent, où l’on distingue, — légères colonnes d’odeurs, denses et perméables, — l’arôme de la noix amère, du buis, de la résine mouillée, du champignon, du pâturage avec ses troupeaux, et cette indéfinissable odeur de rosée permanente, qui est l’humble et ruisselant collier de l’automne aux bras dénudés.


Que tout est calme, désarmé ! Les feuilles ternies tombent de l’arbre, expulsées, semble-t-il, par un soupir de lassitude. Au bord du lac, dans ce jardin qui fut pompeux et qui semble, en cette saison, converti en un monastère bocager, une blanche statue de Diane est debout, arrogante sur son socle de marbre étincelant, mais autour d’elle tout se tait ; elle voile son sein de marbre, qui semble, par le silence de ces lieux, offensé. Inutile déesse, vaniteuse de sa beauté, de son entrain, rien ici ne la vante plus ni ne l’honore. Mélancolie de l’orgueil sans esclaves : les oiseaux, les abeilles, les parfums sont muets…


Mais, dans le fertile verger, l’allégresse subsiste encore. De petites pommes, rouges et vertes, satinées, vernies, et, par leur éclat, riantes, reluisent comme un bouquet de robustes œillets. Sur le fin gravier du jardin, des châtaignes, à demi hors de leurs cosses, fières de leur vif acajou et salubres comme l’oursin, sentent passer sur elles le vent continu : torrent d’air qui remue et bouillonne ainsi qu’une eau plus subtile. Dans des mottes de terre mouillée, la poire trop mûre gît. Détachée de la branche noueuse, elle repose là, ensevelie à moitié ; au flanc de ce beau fruit perdu, une plaie parfumée et moisie offre sa bouche sucrée qui retient le groupe enivré des dernières abeilles.


— Automne, automne, crépuscule des années, vous en qui redescendent et s’épuisent les fusées du pompeux, du fantasque, de l’insouciant été ; calme moissonneuse au cœur ouvert, en qui tout rentre et se confond pour les résurrections infinies, vous qui absorbez pour émettre, ne connaîtrai-je pas votre fatigue sans faiblesse, votre dénûment noblement accepté, et ce mystique espoir en la vie éternelle par quoi vous possédez la quiétude harmonieuse et la sérénité ?


Octobre 1912.