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"Le Poète" – Un conte de Théodore de Banville (1881)

"Il faisait des vers tous les jours, domptant et possédant sans cesse davantage le métier, dont les difficultés, à mesure qu'on en triomphe, se changent en de délicates et d'inépuisables joies."

Émile Friant, Un Étudiant (autoportrait), 1878



Le Poète

Théodore de Banville, Contes pour les femmes, 1881



Paris est tout ; si la Chair y triomphe dans un carnaval d'éblouissement et de folie, c'est là aussi que l'Âme ouvre le plus ardemment ses ailes, et là seulement peut-être naît et peut fleurir un amour purement idéal, comme celui dont j'essayerai de raconter l'histoire ; car au milieu de tous les paroxysmes, ce qui est esprit et pensée s'affranchit mieux qu'ailleurs des durs liens de la matière, et plane à des hauteurs où les murmures humains ne peuvent le suivre. En 1875 vint à Paris un jeune homme, nommé Claude Maillars, alors âgé de vingt-un ans, fils d'un garde forestier des Vosges, qui, après avoir fait son volontariat, venait de perdre son père, et, resté seul au monde, accourait sur le terrain de la lutte, poussé par une impérieuse vocation pour la poésie. Son plan était extrêmement simple ; de la succession paternelle, il avait hérité à peu près trois mille francs de rente, de quoi ne pas mourir de faim ; il comptait vivre de cette petite fortune, sans chercher d'autres moyens d'existence, et n'avoir pas d'autre occupation, d'autres plaisirs, d'autre but et d'autre espérance que son art.

Logé boulevard Montparnasse, dans une chambrette, il passait presque tout son temps dans les bibliothèques, et, le soir, travaillait encore chez lui, avec des livres achetés sur le quai où, en payant un volume de deux à dix sous, sans jamais dépasser ce maximum, on peut se procurer les outils d'une instruction universelle. En effet, Claude Maillars voulait tout apprendre. Élevé par son père, homme supérieur qui ne l'avait pas mis au collège et qui lui avait donné de bonnes notions de tout, instruit surtout par la forêt où il avait grandi en liberté au milieu de la fortifiante nature, ne sachant rien d'inutile et n'ayant lu que des chefs-d'œuvre, Claude avait l'esprit admirablement disposé pour recevoir des impressions d'art, et les tableaux des coloristes, Véronèse, Murillo, Rubens, Delacroix, lui révélèrent des facultés qu'il ne se connaissait pas, lui montrant avec quelle intensité l'artiste peut exprimer l'harmonie dont il a en lui le sentiment et l'invincible désir.

Il errait aussi dans les rues, se mêlant à la foule, s'apprenant à voir d'un œil rapide et à fixer dans sa mémoire les visages, les physionomies, les toilettes, les détails pittoresques, et à faire concorder les personnages avec le décor, qualité indispensable chez qui veut peindre la vie ! Enfin il faisait des vers tous les jours, domptant et possédant sans cesse davantage le métier, dont les difficultés, à mesure qu'on en triomphe, se changent en de délicates et d'inépuisables joies. Au bout d'une année, il se sentit assez fort pour se mesurer avec le public, et eut le bonheur de faire accepter d'emblée à la Revue des Deux-Mondes deux séries de petits poèmes, l'une intitulée Sylves, où il chantait le mystérieux charme et l'extase de la forêt, l'autre consacrée à des sujets parisiens, observés ou devinés avec un sentiment profond. Le succès de ce début fut très grand ; on admira dans ces compositions une âme virile, énergique, absolument pure, que nulle corruption n'avait flétrie, et en même temps, un esprit net, bien français, ayant horreur de la mollesse et du vague, concis et clair jusque dans l'effusion lyrique, et cependant s'élevant d'un vol éperdu jusqu'aux sereines régions du rêve. Claude Maillars se vit tout à coup, et plus qu'il ne l'eût voulu, arraché à l'obscurité ; on lui demanda des romans, des comédies, des articles de journal ; dès lors, si le cœur lui en eût dit, il aurait pu se faire homme de lettres et gagner de l'argent ; mais il refusa tout, voulant rester uniquement poète, et surtout conserver sa chère pauvreté, à laquelle il avait dû de rester chaste d'inspiration et humble de cœur. Bien plus, il pensa qu'il avait peut-être trop caressé involontairement les instincts de la foule, et il se remit à l'ouvrage avec une énergie nouvelle, développant de plus en plus en lui l'inspiration idéale et la subtile délicatesse de l'artiste.

Mais quel chanteur peut se passer d'amour ? Quel poète peut vivre sans une créature choisie et préférée, à qui il rapporte les trésors éclos dans sa pensée toujours en éveil ? Ce fut tout à coup et sans préparation aucune que Claude Maillars vit celle à qui il ne devait jamais parler sur la terre, et à qui cependant il devait appartenir tout entier. Un dimanche, à dix heures, comme il passait devant l'église Saint-Thomas d'Aquin, il entendit une pauvresse dire à une de ses compagnes : — « Oui, c'est mademoiselle Jeanne, la fille du duc de Thymis, celle qui est si généreuse ! » Claude leva les yeux et vit, franchissant le seuil de l'église, une jeune fille svelte, blanche, immatérielle, dont la chair paraissait transparente, et dont les profonds yeux noirs étaient pleins d'une flamme sereine.

Il ne semblait pas que ce fût un être terrestre, car ses regards exprimaient l'immuable certitude et, comme un rayon de lumière, l'invincible joie brillait sur les pâles roses de ses lèvres. Il était impossible de croire que cette chaste vierge deviendrait une épouse et une mère ; il était clairement écrit sur son visage qu'elle devait bientôt mourir, et on le comprenait mieux encore en voyant l'affectueuse tristesse du duc son père, qui la soutenait comme un enfant, avec la plus tendre sollicitude. Cependant mademoiselle Jeanne de Thymis n'était nullement malade, et on ne voyait pas sur ses joues les cruelles taches roses; non, c'était une âme exempte de souillure, qui toute jeune avait mérité déjà d'être délivrée, et de s'envoler frémissante à travers l'ivresse bleue des espaces. Il était évident que cette âme devinait, voyait les choses, pénétrait les obstacles matériels, et percevait la vérité en dépit de l'espace et du temps. Claude Maillars ne la vit qu'une seconde, et cette seconde fut longue comme si elle avait duré des siècles ; il ne pensa rien, ne se demanda rien, n'eut pas même l'idée d'entrer dans l'église ; il eut la sensation, la pleine certitude d'avoir toujours appartenu à la bien-aimée, et de n'avoir pas en lui un atome de chair et d'âme qui ne fût à elle.

De ce jour-là, il fut un autre poète, ou, pour mieux dire, c'est de ce jour-là seulement qu'il fut poète. Les vols de rythmes, les effets d'harmonie, les doux échos de rimes, les caresses de sons, les gonflements d'ondes sonores, qu'il avait obtenus jusqu'à présent par science et artifice, naissaient spontanément dans sa pensée : il se sentait inondé comme d'un rafraîchissant torrent de vie et de lumière, et tout entier identifié avec la faculté créatrice. C'est alors qu'il écrivit ses poèmes du Chant de sainte Cécile et de Psyché victorieuse, qui parurent à peu de distance l'un de l'autre, et produisirent une si vive impression. A de longs intervalles, quand il sentait le besoin absolu de renouveler son être, il allait le dimanche à Saint-Thomas d'Aquin, voyait de loin mademoiselle de Thymis qui ne pouvait le voir, et se sentait envahi par les idées qui directement émanaient d'elle. Mais ils devaient être donnés l'un à l'autre par un phénomène plus surprenant encore, et en apparence surnaturel. Un jour, s'étant fait conduire par sa gouvernante chez la princesse de Nansso à qui elle allait faire visite, Jeanne, qu'on avait priée d'attendre quelques instants dans le boudoir, y vit placé sur une table le volume récemment paru où étaient réunis les deux poèmes de Claude Maillars, et attirée d'abord par le seul aspect des mots, commença à le lire. Tout de suite alors, non par une vaine admiration littéraire, mais avec la clairvoyance qui lui montrait le vrai indépendamment des apparences et des formes, elle devina l'âme pareille à la sienne, littéralement sœur, dans un monde où elle n'avait jamais connu que des étrangers ; elle se sentit touchée, foudroyée, frappée en plein cœur, et de ce moment-là se donna à Claude aussi complètement que Claude s'était donné à elle.

C'était un samedi ; le lendemain, à l'église, quoique Maillars, comme de coutume, se fût discrètement placé très loin d'elle, elle chercha et trouva ses yeux, le reconnaissant tout de suite sans l'avoir jamais vu, et le premier regard qu'elle jeta sur lui, comme un flot de clarté, disait expressément les délicieux, les divins mots : « Je t'aime ! » Et pourquoi aurait-elle menti, même par restriction, cette idéale créature qui n'avait ni le désir, ni la possibilité, ni la volonté de vivre, que nulle tache ne pouvait souiller ni flétrir, et dont l'esprit impatient s'agitait déjà, avec la tranquille ivresse de la prochaine délivrance ? Elle et son ami étaient trop pareils l'un à l'autre pour s'abuser sur ce qu'ils pensaient, et ni elle ni lui n'eussent jamais imaginé que la fille du duc de Thymis pût échanger son nom contre celui de Maillars: aussi n'avaient-ils matériellement aucune parole à se dire ; mais que sont ce qu'on nomme l'hymen et la possession auprès d'une fusion de deux âmes, si absolue et parfaite qu'elles n'en forment plus qu'une et se pénètrent dans leurs parties les plus éthérées et les plus subtiles ?

Cette intimité charmante dura quatre années, avec d'immenses et incomparables délices. Lorsque Claude avait écrit un nouveau poème, il mettait sous ses pieds la renommée, le succès, la vaine gloriole, mais comme le lyrique Horace loué par Mécène, il eût de son front sublime frappé les astres, quand le regard de l'amante lui disait : « C'est bien ! » Et de même elle puisait sa sérénité et sa bravoure dans le regard qui lui disait à son tour : « Tu n'es plus seule ! » C'est très rarement qu'ils s'entrevoyaient, soit à l'église, soit au concert Colonne, où le duc de Thymis conduisait sa fille pour lui faire entendre la musique de Mozart et celle de Berlioz ; soit dans la rue, lorsque, accompagnée de sa gouvernante, elle allait à pied visiter les pauvres et les malades. Mais bientôt Jeanne perdit son père ; après un mois de recueillement et de solitude, elle parut à l'église en grand deuil, et la seule consolation qu'elle pouvait recevoir ici-bas lui fut accordée, puisqu'elle vit sa douleur partagée, revendiquée par Claude avec une âpreté jalouse.

En enveloppant mademoiselle de Thymis dans le rayon de ses yeux, le poète la vit de plus en plus subtilisée, pareille à un corps aérien, déjà blanche de la mort prochaine, mais, chose étrange, il ne put s'affliger en comprenant qu'elle allait s'affranchir de la fange terrestre, car devant cet être ostensiblement marqué du signe de la Vie, l'évidence glorieuse s'imposait à lui, et il n'était plus tourmenté par aucun de ces doutes engendrés de la grossièreté de nos sens infirmes, qui nous cachent la persistance de l'être et l'avenir céleste. Enfin, restée la dernière de sa race, sans aucuns parents, comme une visible image en qui se résumaient la charité et l'héroïsme des héros ses pères, mademoiselle de Thymis ferma ses beaux yeux à l'imparfaite lumière de ce monde, sans avoir le désir de parler à Claude, car elle savait qu'elle était avec lui, malgré l'apparente absence.

Au moment où elle expira, Claude Maillars ne sentit pas en lui un déchirement, mais son cœur fut inondé et comme brûlé d'une chaleur délicieuse, et il reçut clairement l'inéluctable certitude de sa prochaine et éternelle union avec la chère fiancée souriante, emportée dans le vol harmonieux des étoiles.

Ce n'étaient plus que quelques heures à passer, comme celles que doit sentir s'écouler minute à minute le voyageur qui s'apprête pour un prochain départ, et Claude Maillars ne devait plus écrire qu'un seul poème, son admirable Triomphe d'Eurydice, où frémit comme un lointain et splendide écho de la lyre homérique. Appelé chez la princesse de Nansso, le poète reçut de ses mains une lettre qu'ils lurent ensemble et brûlèrent ensuite, dans laquelle se parant en mots divins de son amour, et adressant à son ami un adieu plein d'espoir et de joie, mademoiselle de Thymis le priait d'accepter sa fortune, car elle n'avait confiance qu'en lui pour consoler et soigner ses pauvres, et pour faire ensuite le meilleur usage de ces millions qui pouvaient redorer un nom illustre. Claude obéit simplement, et fut mis en possession de l'héritage de Jeanne, majeure depuis quelques mois au jour de sa mort, en vertu d'un testament en bonne forme, déposé chez le notaire Hesselin. Il n'a pas supprimé un seul valet à l'hôtel de Thymis, dont les appartements, fidèlement entretenus, sont tout prêts pour un maître nouveau, et où il habite une mansarde meublée d'un lit de fer, d'une table de bois blanc et d'une chaise de paille. Avec une ardeur éperdue, il supplée sa fiancée auprès des pauvres et des malades, il soulage leurs misères avec une patience pleine d'amour, et il panse leurs plaies avec des mains agiles et douces comme celles d'une femme.

Dernièrement, dans un grenier de la rue Férou, il a assisté, veillé, entouré des plus tendres soins un agonisant, et il a appris à la dernière heure que ce vieillard, mourant dans le plus affreux dénûment, n'était autre que le duc Ogier de Trévolz, chef d'une des plus grandes familles de France, illustre déjà sous saint Louis. Près de ce duc était son petit-fils Guy, enfant de douze ans, d'une beauté et d'une vigueur peu communes, élevé à une école des Frères, qui porte sur le front la fierté de sa race, et qui déjà, en plein hiver, s'était jeté dans la Seine presque glacée, et avait arraché à la mort un de ses camarades.

Claude Maillars a obtenu sans peine que cet enfant lui fût confié ; il en fera un soldat, impatient de donner à la patrie toutes les gouttes de son noble sang, et lui léguera certainement les millions de mademoiselle de Thymis. Quant à lui, il sait que son temps d'épreuve sera terminé bientôt; nulle souffrance ne lui annonce sa fin prochaine, mais il en est averti plus positivement par la rassurante promesse de la bien-aimée, qui doucement le regarde avec une allégresse infinie, et qui, silencieuse, pose un doigt pâle et transparent sur ses lèvres.

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