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Plutarque : Sur le bavardage / Sur la curiosité

Dernière mise à jour : 9 juil. 2023


Portrait de Plutarque par Thévet

Bibliothèque municipale de Lyon



Plutarque

Œuvres morales


(Traduction Victor Bétolaud)



Sur le bavardage


« Il faut écouter, se rappeler sans cesse, avoir constamment présents à l'esprit les éloges donnés à la discrétion. Il faut comprendre ce qu'il y a de grave, de saint et de religieux dans le silence.


L'admiration, l'amour, la réputation de sagesse sont bien moins accordés à ces bavards dont l'étourderie ne connaît pas de frein, qu'aux hommes dont la parole nette et précise renferme un grand sens sous une petite quantité de mots.


Voilà ceux que loue Platon. Les comparant à d'habiles archers, il dit que leur langage est précis, serré et rapide comme un trait. Ce fut en comprimant dès leur bas âge les Lacédémoniens par le silence, que Lycurgue leur assura une si grande supériorité, parce qu'il fit d'eux des hommes concis et énergiques.


Comme les Celtibériens donnent au fer sa finesse et sa solidité en l'enfouissant dans la terre, où il se dépouille de ce qu'il a de grossier et de terreux, de même la parole laconienne n'a pas d'écorce. Dégagée de tout superflu, elle y gagne en énergie et en portée. Ce langage sentencieux qui était propre aux Lacédémoniens, cette tournure vive et rapide qu'ils donnaient à leurs réponses dans l'occasion, étaient le résultat d'une longue habitude du silence. »


*



« Il y a trois manières de répondre à toute question : ne dire que le nécessaire, le dire avec bienveillance, le dire avec prolixité.


Que par exemple quelqu'un demande si Socrate est chez lui, il pourra être répondu à regret et avec mauvaise humeur : « Non, il n'y est pas. »


Si même on vise au laconisme on retranchera le « il n'y est pas, » et l'on dira simplement « Non. » Ainsi firent les Lacédémoniens à propos de la lettre où Philippe leur demandait s'ils le recevraient dans leur ville. Ils y écrivirent un grand NON, et ils la lui renvoyèrent.


Si l'on veut répondre avec bienveillance on dira : « Il n'y est pas; il est au quartier des changeurs. » Si l'on veut faire bonne mesure on ajoutera: « et il y attend des hôtes. »


Mais écoutez l'homme prolixe et bavard, pour peu qu'il ait lu Antimaque de Colophon :


« Il n'est pas chez lui, dira-t-il ; vous le trouverez au quartier des changeurs, y attendant des hôtes d'Ionie. Ces hôtes lui ont été recommandés par une lettre d'Alcibiade : car Alcibiade est à Milet, et séjourne auprès de Tissapherne. Tissapherne est un satrape du grand roi. Il soutenait autrefois les Lacédémoniens. Maintenant, grâce à l'ascendant d'Alcibiade, il se range du côté des Athéniens, et c'est Alcibiade qui, désirant revenir dans sa patrie, a changé les dispositions de Tissapherne. »


Puis d'une seule traite notre bavard débitera tout le huitième livre de Thucydide, inondant le visiteur d'un déluge de paroles et ne s'arrêtant qu'à la conquête de Milet et au second exil d'Alcibiade.


C'est en de pareilles circonstances surtout qu'il faut s'abstenir du bavardage. On suivra, pour ainsi dire, la question comme pied à pied, en usant du compas et de la règle pour mesurer la réponse sur le besoin de celui qui questionne. »


*



« Il sera également très profitable aux bavards de fréquenter constamment des personnes meilleures et plus âgées qu'eux. La réputation de telles gens leur inspirera du respect : ils s'accoutumeront ainsi à garder le silence.


Enfin, à ces habitudes ils devront sans cesse joindre et associer celle de s'observer et de se dire :


« Quelles sont ces paroles qui se pressent sur mes lèvres et veulent sortir de force ? Où prétend aller ma langue ? Que gagnerai-je à parler ? Que perdrai-je à me taire ? »


Car il ne faut pas que la parole soit comme un fardeau accablant dont on veuille se débarrasser, puisque d'ailleurs elle subsiste encore, même prononcée.


Que se proposent les hommes en parlant ? Ils parlent ou pour eux-mêmes et parce qu'ils ont besoin de quelque chose, ou bien parce qu'ils veulent être utiles à ceux qui les entendent, ou enfin pour se procurer un agrément réciproque et pour assaisonner par la conversation, comme par un sel agréable, les instants qu'ils se trouvent avoir à passer dans une demeure ou dans une occupation commune.


Mais si ce que l'on va dire doit n'être ni utile pour celui qui parle, ni nécessaire pour celui qui écoute, s'il n'y a ni charme ni plaisir, à quoi bon parler ? La frivolité et le vide se trouve aussi bien dans les paroles que dans les actes. »


*


De la curiosité


« Il paraît que la curiosité n'aime pas les malheurs anciens. Il lui en faut de tout récents, de tout frais. Les tragédies nouvelles sont pour ses yeux un agréable spectacle, tandis qu'aux comédies, non plus qu'aux tableaux joyeux, elle n'assiste pas avec un bien vif intérêt.


Un mariage, un sacrifice, une pompe religieuse, sont des récits que le curieux entendra sans attention, avec négligence : « J'ai ouï cela cent fois, dira-t-il au narrateur ; abrégez, passez à autre chose. »


Au contraire, qu'assis à côté de lui un quidam vienne à raconter qu'une fille a été séduite, qu'une femme a trompé son mari, qu'on prépare un procès, que des frères se sont brouillés, il ne sera plus endormi ou distrait. « Avide de détails, il dresse les oreilles » ; et ces deux vers:


« Mauvaises nouvelles, hélas !

S'apprennent plus vite que bonnes »,


sont bien justement applicables aux curieux. De même que les ventouses attirent à la surface de la peau le sang le moins pur, ainsi l'oreille du curieux absorbe les discours qui sont les plus mauvais.


Ou plutôt, comme il y a dans les villes certaines portes néfastes et sinistres par lesquelles on emmène les condamnés à mort et par où l'on fait sortir les immondices ainsi que les victimes expiatoires, sans que jamais rien de pur ni de sacré entre ou sorte par là ; de même rien de bon, rien d'agréable n'entre et ne circule dans l'oreille de l'homme curieux.


Ce ne sont que des propos où il est question de meurtres, que des anecdotes scandaleuses et impures qui y trouvent accès. « On n'entend que sanglots chanter en ma demeure ». Les curieux n'ont pas d'autre Muse, pas d'autre Sirène : c'est pour eux le plus délicieux des concerts.


La curiosité est une manie d'apprendre ce que les autres cachent et dissimulent. Or comme, loin de cacher ce qu'ils possèdent de bon, les gens s'attribuent même le bien qu'ils n'ont pas, il en résulte que le curieux, ne désirant apprendre que les mauvaises choses, est atteint d'une maladie que j'appellerai « joie du chagrin des autres ». C'est là une joie qui est sœur de la haine et de l'envie. L'envie est la douleur du bien qui arrive aux autres, et la passion du curieux est la joie du chagrin qu'ils éprouvent. L'une et l'autre ont pour principe la méchanceté, sentiment sauvage et cruel. »

*



Oui : les curieux fuient le séjour de la campagne comme languissant, froid et stérile en événements tragiques. C'est aux marché des échantillons, à la place publique, sur le port, qu'ils se précipitent.


« N'y a-t-il rien de nouveau ? » — « Eh quoi ! n'étiez-vous pas ce matin sur la place ? »

— « Eh bien ? » — « Eh bien ! en trois heures pensez-vous que la ville ait changé de face ? »


Que quelqu'un ait une nouvelle à produire, voilà notre curieux qui descend de cheval, lui serre la main, l'embrasse, et se place devant lui pour l'écouter. Si au contraire celui qu'il a rencontré déclare ne rien savoir de nouveau, notre homme parait mécontent.


« Que dites-vous ? murmure-t-il. Vous n'avez donc pas été sur la place ? Vous n'avez pas poussé jusqu'au Tribunal des Stratéges ? Vous n'avez pas rencontré ceux qui arrivent d'Italie ? »


J'approuve ce que firent un jour les magistrats des Locriens. Un homme qui revenait de voyage ayant demandé s'il n'y avait rien de nouveau, ils le condamnèrent à l'amende.


Comme les cuisiniers souhaitent une extrême abondance de gibier, et les pêcheurs, des poissons en grande quantité, de même les curieux souhaitent qu'il arrive beaucoup de malheurs, que les embarras se multiplient, qu'il y ait des changements, des révolutions. C'est une occasion pour eux d'avoir toujours à faire la chasse et à dépecer.

*



Qu'à la manie de s'informer de tout se joigne celle de parler sans relâche, c'est ce qui arrive constamment. Aussi Pythagore imposait-il à ses néophytes un silence de cinq ans ; et il avait donné à cette épreuve le nom d'échémythie.


La curiosité est nécessairement suivie de la médisance. Ce qu'on entend avec plaisir, avec plaisir on le redit. Ce qu'on a hâte de recueillir des uns, on est joyeux de le colporter chez les autres. Mais cette maladie, entre plusieurs inconvénients, a celui d'être un obstacle à l'accomplissement des propres désirs de celui qui en est atteint. Tous se gardent du curieux, tous se cachent de lui.


On n'aime pas à faire, à dire quoi que ce soit si un curieux doit le voir ou l'écouter. On diffère tout projet, on ajourne tout examen jusqu'à ce que de tels importuns aient disparu. Si une affaire secrète est sur le tapis, si l'on s'occupe de quelque opération sérieuse et qu'un curieux survienne, il semble que ce soit un chat à l'arrivée duquel on fait disparaître et l'on cache un plat de viande. Si bien, que souvent ils sont les seuls qui n'aient ni entendu ni vu ce qu'on laisse entendre et voir à tout le monde.

*



Ce qui peut être fort utile pour détourner de la curiosité les gens atteints de ce vice, c'est qu'ils veuillent bien se remettre en mémoire ce qu'ils ont vu et su précédemment. Car, de même que Simonide disait que quand par intervalles il ouvrait ses coffres il trouvait toujours plein celui de l'argent et toujours vide celui de la reconnaissance ; de même, si les curieux ouvraient de temps en temps le coffre de leur curiosités et constataient ce qu'il renferme d'inutile, de vain et de désagréable, peut-être leur vice se présenterait-il à eux et leur apparaîtrait-il dans toute sa laideur et toute son inanité.


Car, enfin, admettez une supposition. Qu'un homme, en parcourant les écrits des anciens, fasse un recueil de ce qu'ils renferment de plus mauvais, et en compose un petit livre où seront réunis, par exemple, les vers incomplets d'Homère, les solécismes des tragiques, les boutades inconvenantes et obscènes d'Archiloque contre les femmes, boutades qui l'ont déshonoré lui-même : un tel compilateur méritera bien certainement cette imprécation tragique :


« À qui rassemble ainsi les misères humaines,

Malheur ! »


Mais sans mériter une telle malédiction, c'est faire une besogne sans profit et sans honneur, que d'aller partout recueillant les fautes d'autrui.


Cela me remet en mémoire la ville que Philippe peupla des hommes les plus mauvais et les plus difficiles à conduire, et à laquelle il donna le nom de Ponéropolis. Les curieux rassemblent et réunissent, non pas dans les vers et dans les poèmes, mais dans la vie des hommes, ce qu'il y a de manqué, d'insuffisant, d'irrégulier. Leur mémoire devient un répertoire ambulant des plus vilaines choses : répertoire aussi odieux qu'il est peu poétique.



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