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Poème du jour : "Causerie d'atelier", André Lemoyne

Il pleut. — Le ciel est gris... et dans ce jour néfaste J'avais ouvert ma Bible et longtemps médité Sur un des mots profonds du vieil Ecclésiaste : « Vanité, vanité, tout n'est que vanité »...

Frédéric Bazille, L'Atelier de Bazille (ou L'Atelier de la rue de La Condamine), 1870


Causerie d'atelier

André Lemoyne, Chansons des nids et des berceaux, 1896


LE PEINTRE.


À quoi donc penses-tu, mon pauvre statuaire,

D'une rêveuse main tenant ton ébauchoir ?

Reviens-tu de pétrir un masque mortuaire ?

As-tu l'esprit hanté par un papillon noir ?


LE STATUAIRE.


Il pleut. — Le ciel est gris... et dans ce jour néfaste

J'avais ouvert ma Bible et longtemps médité

Sur un des mots profonds du vieil Ecclésiaste :

« Vanité, vanité, tout n'est que vanité. »

Je pense à ceux qu'enivre un faux semblant de gloire,

Trompeuse vision, mirage décevant ;

Sous des lauriers menteurs, triomphe dérisoire,

Nuage de fumée éparse au moindre vent.

Nos belles œuvres d'art, lentement caressées,

Ce labeur patient de génie et d'amour,

Où l'on croit respirer la fleur de nos pensées,

Ne durent guère plus que les roses d'un jour.

Je vois, en temps de guerre, une tourbe vautrée

Dans l'ivresse du sang, de la poudre et du vin ;

Des goujats piétinant ma Diane éventrée

Et souillant les débris de ce marbre divin.


LE PEINTRE.

Et nous qui follement nous obstinons à peindre,

Nous verrons tôt ou tard nos toiles se flétrir

Comme on voit les couleurs du papillon s'éteindre

Quand ce beau pèlerin de l'azur doit mourir.

Ne comptons pas les nuits de guerre où de vieux reîtres,

Pour se débarrasser d'un butin encombrant,

Allument au bivouac les chefs-d'œuvre des maîtres

Et brûlent à grand feu Velasquez et Rembrandt.

Mais voici le poète à voix d'or, qui respira

Le pur encens des fleurs dans un monde enchanté.

Ecoutons gravement ce qu'il veut bien nous dire

Sur les échos lointains de la postérité.

LE POÈTE.

Je vogue en souvenir sur un fleuve aux eaux vives.

Pas très loin de la source, où les premiers courants

Offrent un clair miroir aux fleurs de ses deux rives,

Qui bercent leur image à ses flots transparents.

Mais des ruisseaux boueux, qu'il rencontre au passage,

Viennent troubler son cours, éteindre son miroir,

Et les grands arbres verts d'un si frais paysage,

En tremblant sur les bords, renoncent à s'y voir.

Alors je pense à toi, pauvre langue française :

Quand tu disparaîtras sous les nombreux afflux

De source germanique et d'origine anglaise,

Nos arrière-neveux ne te connaîtront plus.

UN PHILOSOPHE.

Pourtant consolez-vous : — Vos œuvres fortunées,

Vos poèmes d'amour, vos marbres, vos couleurs

Vous survivront encor deux ou trois cents années,

Ingrats ! — Ne rêvons pas l'éternité des fleurs.

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