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"Âmes d'artistes", le recueil oublié de Jeanne Alleman (Jean Balde)

"Ma seule consolation fut de souffrir à l'écart du monde, de ce monde dont le seul regard nous fait mal. Vous savez qu'il ne peut s'occuper de nous sans nous blesser — et Dieu me donna, je crois, un cœur aussi fier que sensible, dont l'unique douceur fut de rassembler l'ombre sur ses blessures."

Lettre de Jeanne Alleman à Francis Jammes, 11 janvier 1924



Jean Balde, de son vrai nom Jeanne Alleman (1885-1938), née à Bordeaux, est plus connue comme romancière régionaliste que comme poète. Elle est pourtant l'auteur d'une remarquable première œuvre, le recueil de vers Âmes d'artistes (1908), publié alors qu'elle avait seulement vingt-trois ans. Lorsqu'elle est oeuvre de jeunesse, la poésie s'efface parfois avec le Temps, jusqu'à disparaître... Tel fut le cas d'Âmes d'artistes. Il faut pourtant lire ces remarquables poèmes, qui ne souffrent nullement de leur caractère juvénile, pour apprécier à sa juste mesure le talent de celle que l'on appela la "George Sand girondine" ! Et, malgré le progressif oubli dans lequel il tomba par la suite, le recueil connut un petit succès à sa parution. Couronné par l'Académie française en 1909, il contribua à l'introduire dans le milieu littéraire bordelais, qu'elle côtoyait déjà grâce à une heureuse rencontre avec François Mauriac chez l'essayiste et éditeur Fortunat Strowski, dont elle suivait les cours. Petit à petit, Jeanne Alleman rencontra d'autres jeunes écrivains par le biais de Mauriac, dont Jean de la Ville de Mirmont et Georges Pancol, tous deux futures victimes de la Grande Guerre. Plus tard, elle reçut chez elle Jacques Rivière et Louis Emié, rencontra Cocteau, et devint très proche de Francis Jammes, à qui elle dédia d'ailleurs l'un de ses romans, L'Arène brûlante (1929). Elle échangea avec lui des lettres d'une grande sensibilité, qui furent conservées, et que l'on peut consulter en ligne dans le Bulletin n°53 de l'Association des Amis de Francis Jammes (décembre 2011).

Femme étonnante ! "Passionnée silencieuse", comme la décrit Michel Suffran (Sur une génération perdue, 1966, réédité aux Editions Le Festin, 2005), qui n'avait rien d'un bas-bleu mais tout d'une véritable intellectuelle, et qui sut se faire sa place sans jouer des coudes. Mais sa grande discrétion la maintint toujours dans l'ombre.





Jeanne Alleman avait bien le goût du retrait. On décèle les contours de cette personnalité mélancolique sans apitoiement, pudique et effacée, dans sa très belle correspondance à Francis Jammes évoquée plus haut. "N'est-ce pas la première récompense et le privilège de la douleur de découvrir dès ici-bas la beauté des larmes" lui écrit-elle le 12 décembre 1921.

Jeanne se choisit bien vite un nom de plume, "Jean Balde", en l’honneur de son grand-oncle, le folkloriste gascon Jean-François Bladé. Elle rendit d'ailleurs souvent hommage à ce dernier, le faisant le dédicataire d'Âmes d'artistes, et publiant en 1930 l'essai Un d'Artagnan de plume, dans lequel elle évoque la vie de ce parent admiré. Avant la carrière d'écrivain, c'est le chemin du professorat qu'elle emprunta pendant une quinzaine d'années, au Cours Ruello à Bordeaux où elle avait elle-même fait ses études. Elle fréquenta, parallèlement à ces années de "professeur à tout faire", la faculté des Lettres de Bordeaux. Balde était indépendante et active ; elle s'illustra aussi par ses conférences, qu'elle alla donner jusqu'en Angleterre, par ses lectures publiques, et, plus tard, fit partie de l'équipe de direction des Cahiers féminins : Lettres, arts, sciences et travaux féminins pendant la durée de l'existence de la revue en 1934 et 1935.

Sa production romanesque est impressionnante. Son rythme de publication est effréné, allant parfois jusqu'à un ou deux romans par an. Mais là encore, le labeur est manifeste : Balde s’appuie sur une solide documentation, souvent historique, pour ces œuvres enracinées dans un terroir — celui de l’Aquitaine. L’auteure n’a rien d’une polygraphe impénitente, et son régionalisme, jamais conventionnel, est surtout l’occasion de décrire l’attachement à un lieu, à une terre, une demeure. Elle n’écrit que ce qu’elle ressent, et ce réalisme poétique se lit dans sa vie tout autant que dans son œuvre. Bon nombre d’anecdotes témoignent de cet ancrage dans un territoire géographique et affectif. L’une d’elle, émouvante, est relative au combat qu’elle mena obstinément, en vain, contre l'installation d'un pylône électrique venant défigurer le paysage, juste devant sa maison... Ce petit fait biographique lui inspira d’ailleurs une nouvelle, publiée en 1936.

D’une certaine façon, l’oeuvre poétique fut submergée par la prolifération romanesque ; sa poésie souffrit sans doute d’une telle prolixité. C’est pourquoi il est essentiel de redécouvrir l’étonnant Âmes d'artistes, qui, significativement, est devenu introuvable (mais reste disponible sur Gallica), contrairement à certains romans de Balde qui furent réédités. C'est d'ailleurs le cas de son dernier livre, le plus célèbre et le plus apprécié peut-être, La Maison au bord du fleuve (1937), qui connut une réédition récente en 2014.


Âmes d'artistes parut la même année que les Poèmes provinciaux du jeune André Lafon (1883-1915). Fortunat Strowski avait organisé une lecture-conférence à cette occasion, dans une salle d'études du lycée Montaigne de Bordeaux. Cette entrevue des deux jeunes poètes fut le point de départ d'une romance, officialisée par des fiançailles en juillet 1912. Francis Jammes dédia d'ailleurs un poème au jeune couple à cette occasion. Mais la joie fut de courte durée ; en octobre de la même année, Lafon rompt. Puis, engagé comme infirmier pendant la guerre, il meurt de la scarlatine en mai 1915... Balde ne se remettra jamais de cette perte, qu'elle comblera alors dans l'écriture. Sa production considérable peut être en partie expliquée par la douleur causée par la guerre ; entre 1916 et 1937, elle publie près d'une vingtaine d'ouvrages, tous des romans, à l'exception du déchirant Mausolée, heures de guerre, recueil poétique dans lequel elle rend hommage à la Génération Perdue, à ceux qu'elle avait aimés et si bien connus (Jean de La Ville, Louis Geandreau, Georges Pancol, Olivier Hourcade, André Lafon, bien sûr, dont elle n'écrit jamais le nom ("Toi, mon ami si cher, tu partis, tu fus pris/Sur ton lit d'hôpital par la passante obscure...")).


Âmes d'artistes se singularise par son thème principal, la figure de l'artiste confronté aux difficultés de son sacerdoce. L'originalité réside aussi dans l'identité de son auteur, une toute jeune femme de vingt-trois ans, ayant déjà rassemblé quatre-vingt cinq poèmes d'une grande élévation, et formellement irréprochables. Toutes qualités reconnues par Sansot, éditeur de Barrès et Péladan, qui publia le recueil, d'ailleurs ensuite unanimement célébré par les critiques. "Ce qui est neuf chez Jean Balde, c'est la conception même de l'oeuvre : l'interprétation de l'âme des grands artistes d'autrefois par une pensée avide de connaître intimement la leur, et de faire entendre à l'humanité l'émouvant écho de leurs joies et de leurs tourments." observe Gaston de Lagarde dans La Lecture française (25 juin 1909).

On chercherait en vain lieu commun, mièvrerie ou trace de sentimentalité dans cette oeuvre. L'absence du "je", bien révélatrice de la personnalité de l'auteur — effacée et non dépourvue d'austérité — marque un refus total du lyrisme. Le sujet de l’écriture disparaît devant les artistes qu'il célèbre. Au lecteur, peut-être, de déceler cette présence en creux, à travers le modèle d'artiste qui se dégage de l'oeuvre : légitimement orgueilleux, assoiffé d'idéal, laborieux. Qu'un tel portrait reflète la personnalité de son auteur, trop modeste pour parler de soi et évoquer ses états d'âme à la première personne, semble confirmé par l'oeuvre ultérieure de Balde...

Le terme "artistes", lui-même, est à prendre au sens large. Il exclut les musiciens à l'exception de Robert Schumann, évoqué par l'intermédiaire de Clara Schumann, d'ailleurs l'une des rares figures féminines du recueil. Les artistes de l'oeuvre sont majoritairement sculpteurs et peintres, accessoirement archéologue, philosophe ou tout simplement "penseur", "solitaire", "révolté". Ceux-là sont aussi des artistes à leur façon, pour leur capacité à observer la vie.

Si la sculpture est l’art prépondérant dans cette galerie, c’est aussi que le poète y puise une comparaison implicite avec la poésie. La glaise pétrie, le marbre sculpté, fournissent les images d’une écriture qui s’attaque à la matière pour la plier à la pensée. De la même façon, Balde sculpte ses strophes, modèle ses vers. La grande variété métrique et prosodique des poèmes de Balde relève de la prouesse. Elle suscita d’ailleurs l’admiration de certains de ses contemporains, tel Auguste Dorchain qui souligne, par exemple, son sens du rythme, et son utilisation remarquable de la forme rare du distique.

Chaque pièce est travaillée et polie, mais l’ensemble reflète aussi un travail considérable sur la composition. Le recueil est structuré en neuf parties distinctes, censées établir une typologie des artistes, et retracer les différentes étapes du processus de création, de l'inspiration au rêve de gloire. "Les Sources de leur rêve", première section du recueil, est elle-même composée de deux sous-parties, "La Nature", et "A la Grèce". Les autres ensembles sont rangés comme suit : "Les Simples", "Les Heureux", "Les Faibles", "Les Poètes", "Les Souffrants", "Les Obsédés", "Vers la Gloire", et, enfin, "Les Consolatrices". Quelques grandes idées directives fédèrent ces nombreux poèmes, notamment l'obsession de la réalisation d'un Idéal, confronté à la résistance de la matière et à l'incompréhension des contemporains. Toutes les solitudes s'y manifestent, exprimant le plus souvent une forme d'angoisse à peine apaisée par la présence divine, qui reste, elle, très discrète. L'artiste vibre à l'unisson de l'univers mais est confronté(e) au rejet de ses semblables. L'écrivain et journaliste Louis-Georges Planes rapporte cette confidence que Balde lui fit un jour : "Ce que je sens et voudrais traduire c'est cet immense amour de la vie, et tout spécialement des êtres qui souffrent, qui cherchent, qui luttent, le regard levé, soulevés par l'éternel ferment d'espérance."

A la différence de ses contemporains, Jean Balde a préféré rassembler ses nombreux vers de jeunesse en un seul épais volume, plutôt qu’en plaquettes successives. Leur répartition au sein du recueil, malgré le travail de composition précédemment évoqué, obéit à une logique qui peut parfois sembler arbitraire. Les sections sont de longueur inégale — un seul poème pour l'ultime catégorie des "Consolatrices", dix-huit pour "Les Souffrants", quatre pour "Les Heureux" (proportion éloquente !) —, et le classement opéré n'évite ni les incohérences ni les redondances. On peut sans doute se dispenser de chercher un sens à cet agencement, et préférer goûter la saveur particulière de chaque pièce, séparément...

Outre ce classement étrange, le recueil garde malgré tout une exceptionnelle cohérence. On n’y trouve aucune faiblesse, bien au contraire : la force des images, la rigueur de la métrique et la sincérité du sentiment qui s’y exprime en rendent la lecture poignante. Comme d’autres contemporains, Auguste Dorchain ne s’y était pas trompé. Il prophétisait, là encore dans Les Annales politiques et littéraires du 6 juin 1909 : "L'auteur d'Âmes d'Artistes pourrait bien devenir un grand poète ; son premier ouvrage est déjà l'un des plus beaux recueils qui aient paru depuis longtemps".

Jouant sur la masculinité de son pseudonyme, Jean Balde se plaît à composer des poèmes frappant par leur austérité et une certaine véhémence de ton. La sensibilité s’y exprime constamment, sans sentimentalité. L’idéal sans cesse rappelé, l’aspiration à la gloire, discrète mais bien présente à la fin du livre, l’absence presque totale d’évocation du sentiment amoureux, montrent le désir de ne pas sombrer dans les écueils d’une poésie lyrique et élégiaque. Cette obstination à adopter un ton neutre, qui ne permette pas de nettement situer l’auteur, se manifeste aussi dans les détails. Et son évocation de "l’âme innombrable", "l'âme ardente, l'âme obscure, l'âme éternelle" dont le souffle "renouvelle la beauté près de la douleur", semble une allusion au "Coeur innombrable" d'Anna de Noailles, ainsi spiritualisé.

Il faut souligner enfin le ton particulièrement sombre de ce recueil, qui étonne chez une jeune fille que le destin n’a pas encore frappée. La solitude, le désespoir et la mort — y compris dans ce qu’elle a de plus repoussant, telle l’évocation, dans "La Morte", de Rossetti récupérant ses poèmes dans la tombe d’Elizabeth Siddal... — en constituent le thème principal. L’existence de Jean Balde fut conforme à ce sombre pronostic : marquée par la douleur et les pertes. La gloire, espérée au terme de son recueil, la reconnaissance, lui vinrent pourtant, mais bien tard, et sont atténuées aujourd'hui par l’oubli dans lequel le poète sombra après sa mort.

Juste un mois avant la mort de Balde, François Mauriac lui avait remis personnellement la croix de chevalier de la Légion d'honneur, dans sa maison de Latresne, le 1er mars 1938. "Tous étaient étreints par la plus poignante émotion, à considérer, clouée par la maladie, celle qui durant toute sa vie n'a cessé de peindre et de chanter les splendeurs de la nature, la peine et bonheur des hommes", peut-on lire dans La Petite Gironde du 3 mars 1938. Et Jeanne Alleman écrira quelques jours plus tard, le 6 mars, à une autre Jeanne, Jeanne Mauriac, son ancienne élève, qu'elle avait elle-même présentée à François Mauriac : "Je ne sais si François et vous pouvez vous représenter ce qu'a été pour moi la fête de mardi... Dans ma vie, déjà longue, il n'y avait jamais eu de fêtes. (...) Il n'y en aura sans doute jamais d'autre. Mais elle a été si belle que son souvenir me met les larmes aux yeux. Chère, chère Jeanne, quand je pense aux années de cours, pouvais-je penser que cette petite fille aux traits fins et aux yeux mystérieux, que je chérissais, agraferait un jour ma croix !" (extrait rapporté dans le bulletin de l'Association Francis Jammes consacré à Jean Balde). Ultime confession d’une existence vécue dans l'ombre et le recueillement. "Il y a bien longtemps que tout en moi n'est que prière, encens et espoir", écrivait-elle à Francis Jammes en 1921.


François Mauriac (Jeanne Mauriac à ses côtés) remet la Croix de la Légion d'honneur à Jean Balde chez elle à Latresne, le 1er mars 1938



Gardons de Jean Balde une autre confession, poétique, empruntée au recueil sur lequel porte notre intérêt. Âmes d’artistes s’achève sur ces derniers mots prémonitoires, marqués de soubresauts ultimes, mais exprimant aussi une forme d’apaisement :


Nous n'avons plus — notre dégoût — ni notre crainte.

Nous sourions — dans une extase — et la douleur

Qui si longtemps — nous a serrés — comme une étreinte

Dans la douceur

S'est presque éteinte.


Nous avons tous — tout oublié — si nous souffrons,

S'il est trop tard — pour espérer — et pour attendre,

Un charme pur — comme une paix — dont nous pleurons

Semble descendre

Jusqu'à nos fronts.

Jean Balde, Âmes d'artistes

"Ils ont dit à la nuit"



--


Poèmes choisis

Issus du recueil Âmes d'artistes, 1908


Le Sage

(Les Heureux)

J'ai vu la soif, la soif sans eau, la soif immense Des aigles frémissants, des lourds fauves couchés ;

J'ai vu les flancs taris, les bouches en démence Et la terre fendue et les fleuves séchés.


Que de roseaux sans suc, que de grappes amères,

Que de fruits durs jetés dans les pressoirs humains... Et vous qui les broyez les pieds sanglants, mes frères,

Ah ! que ne puis-je tous vous prendre par les mains.

Moi j'ai bu, j'ai trouvé la fontaine éternelle, Le puits divin dont l'eau reflète encor les cieux,

Et j'ai vu, j'ai prié, le front sur la margelle,

Suffoqué jusqu'au coeur d'amour mystérieux.


Venez, je vous dirai le rêve du silence,

La paix des mains filant sans hâte et sans ennui,

Le bonheur grave et sain clos dans le front qui pense,

Le sourire indulgent du sage à l'eau qui fuit.



Amertume

(Les Faibles)

Je voudrais glisser un matin Dans la paix grave du silence,

Sans rêve amer et sans souffrance,

Les yeux fermés, le cœur éteint.

Ah ! je voudrais pouvoir m'étendre

Dans la paix grise du sommeil, Loin de la vie et du soleil, Sans plus rien voir ni rien entendre.

Ce que je vois me fait si mal... La splendeur du couchant me lasse, Et le matin laiteux me glace

Avec ses larmes de cristal.


Je voudrais vivre sans attendre Tout le jour la douceur du soir, Vivre la paix d'un sommeil noir,

Sans plus rien voir ni rien entendre.

Mais j'ai beau rester les yeux clos

Pour que l'oubli vienne et m'emporte, Mon âme lourde n'est pas morte Et l'amertume y monte à flots.

D'où me vient donc cette tristesse,

Ce trouble brûlant qui m'étreint. Autour de moi tout s'est éteint... C'est mon propre cœur qui m'oppresse.



Le Souvenir

(Les Poètes)

Toute mon oeuvre est une tombe, ô mon amie, Un marbre solitaire aux tranquilles blancheurs Où j'ai couché, tout simple et tout pur, dans les fleurs, Ton souvenir ainsi qu'une vierge endormie.

Jour par jour, en l'ornant, ma main grave mêla

Un peu de laurier d'or à ses festons de lierre.

Mais je n'ai rien inscrit de ton nom sur la pierre

Et nul n'a jamais su que tu reposais là.

Toi-même le sais-tu vraiment, ma bien-aimée,

Et moi, pourrais-je encor reconnaître ton pas. Oh ! si tu viens un jour, tais-toi... n'éveille pas

Le rêve enseveli dans la tombe fermée.


Ne me dis pas : c'est moi... nos âmes auraient peur.

Vois-tu, ce ne sont pas celles-là qui s'aimèrent,

Et ta bouche appuyée aux guirlandes amères

S'étonnerait, hélas ! du goût de ma douleur.



L'Adieu

(Les Poètes)

Et maintenant je sens, mon rêve, que tu vas T'éloigner, t'alanguir et t'effacer là-bas.

C'est en vain que je crois à ta douceur première, Une ombre lentement descend sur ta lumière Et je te vois au loin, comme un rayon qui fuit,

En ta longue blancheur reculer vers la nuit ; Vers cette nuit profonde et triste, sans étoiles, Où les rêves déchus nous pleurent sous leurs voiles. Mais avant de glisser, mon rêve, pour toujours,

Dans cette ombre qui prend les anciennes amours, Laisse encore une fois tomber sur mon front triste

Un de ces longs regards dont la douceur persiste

Et s'éternise en nous comme un dernier baiser...

Ne te tends pas vers moi dans un geste épuisé.

Je ne veux pas surtout sentir que tu chancelles,

Qu'une molle langueur se suspend à tes ailes. Non, de tes yeux d'azur longtemps regarde-moi,

Pour qu'à jamais les miens se remplissent de toi,

Pour que mon triste cœur, mon âme te recueillent

Avant que sur ton front les roses ne s'effeuillent.

Et puis je fermerai doucement mes yeux las Pour ne rien voir, mon rêve, à l'heure où tu t'en vas.



Solitude

(Les Poètes)


Si je pleure parfois sans causes, Mes amis, ne me plaignez pas;

J'ai trop aimé l'âme des choses

Et les mystères d'ici-bas.

J'ai trop connu dès mon enfance,

Dans sa grave immobilité, Le peuple qui garde en silence

Le rêve obscur de la beauté.

Tous ces êtres dans leur mystère

Ont englobé mon cœur d'enfant, Comme au soir le mont solitaire Vous prend dans l'ombre qui descend.


J'ai senti l'âme universelle Des mers, des torrents et des bois

Unir dans sa plainte éternelle La douleur d'innombrables voix,

C'est pour avoir aimé ces choses

Que je suis tout seul ici-bas. Si je pleure parfois sans causes, Mes amis, ne me plaignez pas.



L'Orgueilleux

(Les Souffrants)


Ainsi tous, vous avez étouffé vos chimères

En détournant les yeux. Le travail de vos mains

Fondait trop vite au feu de ces bouches amères,

Et moi qui suis tout seul et pauvre, je vous plains.


Vous n'avez rien rêvé qu'un jour gris, d'humbles flammes

Au foyer, du pain lourd dans un logis étroit, Vous qui vivez avec des enfants et des femmes. Moi, j'ai voulu nourrir un aigle au sang de roi.

Tout enfant, je l'avais caché sur ma poitrine;

Il dormait... je sentais palpiter sa chaleur,

Mais une soif couvait en lui, sourde, divine,

Et son bec engourdi tâtonnait sur mon cœur.


O mon aigle, depuis, quel réveil de souffrance...

Mais j'ai passé sans cris dans l'ombre, pâle et lent, Toujours seul, étouffant ta révolte en silence,

Et nul n'a jamais su que tu fouillais mon flanc.


Puis j'ai peiné pour toi, j'ai battu jusqu'aux plaines,

J'ai fatigué mes reins ployés, brisé mes bras,

Pour jeter à ta faim les pâtures humaines...

Mais ton facile essor méprisait mes pieds las.

O mon aigle, je sais... tu trouvais l'œuvre infime.

Ton premier vol monta trop fier au fond des cieux, Tu n'as vu que de haut notre monde et la cime,

Même immense, est toujours petite sous tes yeux.

D'autres moins forts parfois s'abattent sur la vie;

Mais toi, nourri de rêve âpre, de sang amer,

Tu ne tends qu'au soleil ta soif inassouvie...

Et moi je t'aime ainsi, superbe sur la mer.

Le soir tu me reviens... l'un sur l'autre immobiles

Nous rêvons... moi très lourd, vainement épuisé, Toi, frémissant, déçu par tes vols inutiles. Le ciel dont tu descends ne t'a pas apaisé.


Puis c'est le jour encor... le fouet des heures brèves

Nous recingle. Tous deux nous souffrirons sans fin.

Mon aigle, nous n'avons pressenti que des rêves,

La terre ni le ciel n'ont rien pour notre faim.



Le Penseur

(Les Souffrants)


Il fut le mont dressé rude et nu dans l'espace, L'effort désespéré du monde vers les cieux. Un souffle de géant a soulevé sa masse En silence, et la paix ceint ses flancs orgueilleux.

O mont, mont lumineux dont les rayons s'abaissent,

Si je t'envie, ô toi le puissant, ce n'est pas D'avoir porté ton front plus haut que nos faiblesses:

Les sommets les plus fiers restent encor si bas.

Bien d'autres rêveront de toi, grand solitaire

Impassible et debout sous les astres sereins. Moi, j'ai vu ton sein dur, ta destinée austère,

Le sillon que l'éclair enfonça dans tes reins.


Qui dira de quel choc profond les clartés neuves Ont jailli, quel effort a fixé tes élans! Mais ta cime sans fleurs verse vers nous des fleuves Et chacun peut ouvrir des sources sur tes flancs.



Apaisement

(Les Souffrants)


Pourquoi donc pleures-tu dans le soir comme un lâche Tout le jour, obsédé par l'impossible tâche, Tu souffris, tu pressas ton être frémissant

Pour en faire jaillir quelque sublime accent.

Ne pleure pas... Quel jour a tenu sa promesse

Quel soir a couronné les aubes d'allégresse

Et qui donc nous dira, pauvre enfant, si la nuit

Aime le geste fier des mains lourdes de fruit ! Oui, qui donc nous dira que ce beau soir limpide

A maudit le pêcheur traînant son filet vide, L'ouvrier dont le pic s'est brisé dans les mains !

Puisque tu n'as pas bu les vils baisers humains,

Puisque ton front meurtri n'a pas cherché d'épaule, Regarde... la paix vient ; sous le vent qui les frôle, Les arbres affaissés rouvrent un peu leurs bras

Pour recevoir la nuit sur leurs feuillages las. Elle vient, bénissant enfin la route aride, Le pré flétri, l'eau trouble et l'épi presque vide, Ce sol stérile et dur brûlé par le soleil Qui mérite pourtant la grâce du sommeil. Entends... l'ombre s'emplit de voix, de plaintes sourdes,

Des pleurs gouttent sans fin et les douleurs trop lourdes Se détachent du cœur incliné, comme un fruit

Tombe avec un bruit mat et roule dans la nuit.



La Stèle

(Les Obsédés)

A Mademoiselle G. B...

Quand Celle qu'il aimait mourut dans un sourire,

Blanche parmi les fleurs sur son lit nuptial, Il resta sans un mot, stupéfié, bestial, Et regarda pleurer les longs cierges de cire.

Mais quand il entendit, sur ce corps svelte et beau, Retomber le couvercle étouffant de la bière, Un regard effrayant courut sous sa paupière. Puis il se mit, tout seul, à sculpter un tombeau.

Il creusait nuit et jour le marbre de la stèle Et sa face riait, quand il avait tordu D'impuissante douleur un beau torse, ou Les muscles convulsés de quelque bras rebelle.

Mais insensiblement son regard s'adoucit. Les formes s'affinaient chaque jour, les figures Se faisaient lentement plus calmes, puis très pures, Et les femmes pleuraient plus noblement ainsi.

Il sculptait... maintenant, sur l'œuvre immaculée,

Ses mains ne se posaient qu'avec un soin pieux Et d'ardentes clartés montèrent dans Lorsqu'il ceignit de fleurs le front du mausolée.

Et quand tout fut fini, quand il le vit si beau, Dans tout son sang frémit une sublime ivresse

Et son être éclata d'orgueil et d'allégresse. Il avait oublié que c'était un tombeau.



A Clara Schumann

(Les Obsédés)


O toi qu'il adorait, toi qu'il avait choisie, Toi qui berçais sa fièvre en tes mains de fraîcheur,

Les bois, les fleurs, les eaux, toute la poésie, Tout le rêve ont chanté pour lui dans ton seul cœur.

Votre amour, oh ! ce fut le soir bleu qui pénètre,

La nuit douce qui fond les âmes sans efforts,

La paix grave, propice aux songes qui vont naître,

Le silence, les chants émus, les lents essorts.

Votre amour, oh ! ce fut la forêt enchantée

Que son souffle emplissait d'accords mystérieux. Partout des voix, des voix dans la brume lactée. Les extases du monde ont tenu dans vos yeux.


Ton âme seule fut son éternel poème,

Et pour qu'elle s'ouvrît à lui comme une fleur,

Sublime rossignol de la forêt suprême,

O femme, il a chanté jusqu'à briser son coeur.



L'Oeuvre impérieuse

(Les Obsédés)

Le jeune homme songeait. Quelques blanches statues

S'érigeaient vaguement dans l'ombre, revêtues De froideur, de silence et d'immobilité. Il songeait tristement que toute la beauté Du monde, sa douleur et sa noble harmonie,

L'angoisse et le triomphe auguste du génie En des marbres sans nombre avaient vécu déjà.

Le désir inquiet de l'homme se figea En tant de corps, en tant de poses immortelles.

N'était-il pas dément d'en chercher de nouvelles Et de faire passer dans des blocs toujours froids

Sa jeunesse, sa vie et ses vagues effrois ;

D'être le tâcheron qui fait vivre la pierre, Qui s'attache à la plus impassible matière Afin de la forger, la vaincre, l'animer Quand il serait si doux de jouir et d'aimer.


Il pensait tristement ainsi... mais alors même Que sa force fuyait sous le dégoût suprême,

Ce désir créateur qu'il avait cru si vain Fermentait de nouveau dans son germe divin.

De nouveau, dans la source obscure de son être,

Une beauté confuse et forte voulait naître. Après avoir longtemps frémi dans le secret

Elle voulait jaillir et vivre et délivrer, Victorieuse enfin, sa forme prisonnière.

Soulevant le fardeau pesant de la matière,

De la pensée inerte et de l'accablement,

Elle se tendait toute et désespérément, Se faisait tour à tour de flamme et de caresse Avec de grands sursauts dévorants d'allégresse. Le sculpteur se sentait redevenir puissant. L'œuvre était dans ses yeux, l'œuvre était dans son sang Son être s'emplissait de forces souveraines

Qui passaient par torrents dans sa chair, dans ses veines Drainant des flots confus de désirs surhumains

Pour affluer enfin, brûlantes, dans ses mains. Il les fixa longtemps, ces mains lourdes, carrées

Ces mains que la beauté naissante avait sacrées,

Puis il se redressa, vigoureux, dans la nuit :

Son oeuvre le faisait sublime malgré lui.



Le Poète a dit à son oeuvre

(Vers la Gloire)

Je t'ai fondue au feu, cloche, je t'ai coulée Dans la flamme, dans l'or splendide et bouillonnant,

Puis tes flancs ont durci dans l'ombre, et maintenant

Haute, tu bats le ciel de ta large volée.

Va, ne t'étonne pas si ta lente clameur Tombe grave... jadis j'ai jeté dans ton moule Les armes, les trésors, le bronze de la foule : Ton alliage est lourd d'orgueil et de douleur.

Sonne, sonne, ma cloche, au champ bleu de l'espace,

Exalte éperdument la gloire du soleil, Chante pour le ciel pur, pour l'orient vermeil, Pour l'étoile qui naît, pour l'orage qui passe.


Puis sonne un grand appel, oh ! sonne sans merci, Et que ta voix d'airain heurte à toutes les portes. Entends... l'écho s'éveille au coeur des maisons mortes, Les âmes en sommeil sont des cloches aussi.

Dis-leur : Ebranlez-vous, chantez, mes sœurs nouvelles,

Qui donc doutait de vous ? Voici que vos élans

Martellent sans relâche et reforgent vos flancs De choc en choc, au feu vivant des étincelles.

Hier encor, vous n'auriez clamé que vos douleurs.

Il vous aurait fallu, seul, loin de la lumière,

Quelque clocher rêveur au bord d'un cimetière,

Où vous auriez versé vos chants comme des pleurs.


Et maintenant, vos voix bondissent vers l'aurore,

Trouant l'ombre, brisant les chaînes, les barreaux,

Pour sonner en plein ciel le réveil des héros !

Cloches, mes soeurs, chantez, chantez, chantez encore.



La Gloire dit aux hommes

(Vers la Gloire)

O vous dont le désir a bondi jusqu'à moi, Hommes au cœur profond, aux yeux brûlés de foi, Vous que mon souffle a fait trembler comme des flammes

Voilà que vous m'offrez la cime de vos âmes. Et moi je vous regarde, émue... ô mes enfants Si petits, si lointains, et déjà triomphants

De mordre, inapaisés, l'heure brève à la bouche !

Mais vous ne savez pas ce que je suis... farouche, Insatiable et dur, mon amour grandissant Se nourrit de douleur, de jeunesse, de sang. Comme l'aigle qui boit sa force à la chair vive.

Quel que soit le foyer que mon désir avive De son souffle fiévreux dans le corps dévoré, Hommes, vous mourrez tous pour avoir désiré

Inextinguiblement mon étreinte suprême.

Car je vous ai voulus tout entiers, vous que j'aime.

Mon amour a fondu sur vous, pressé vos flancs, Consumé votre chair, centuplé vos élans, Labouré votre cœur de douleurs immortelles, Et j'ai rué sur vous l'âpre vent de mes ailes. Et beaucoup sont tombés. bien d'autres tomberont Sans avoir approché la splendeur de mon front;

Beaucoup s'effondreront de douleur, d'épouvante,

Leur pouls palpitera sur la terre brûlante Et des pas enivrés martelleront leurs corps. Mais d'autres, les fougueux, les insensés, les forts,

Qu'accélère la soif des blessures divines, Ceux qui montent par bonds, découvrant leurs poitrines,

Buvant à larges traits les souffles des sommets, Tous ceux-là m'étreindront en mourant... je promets, Moi, la Vierge, la Voix, la Flamme, le Prophète,

O monde, à tes héros ma sublime conquête !

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