Charles Cros – "Diamant enfumé" (Le Collier de griffes, 1908)
"Je ne voulais pas l’aimer, je ne l’aimais pas ; mais je me suis ensuite attaché à elle comme à une œuvre personnelle."
Charles Cros par Nadar, 1860-1870
"Diamant enfumé"
Texte en prose de Charles Cros, tiré du recueil posthume Le Collier de griffes (1908).
"Folle d’abord. Et j’ai employé toute ma puissance à la rendre à la vie réelle. Je ne voulais pas l’aimer, je ne l’aimais pas ; mais je me suis ensuite attaché à elle comme à une œuvre personnelle. Sa folie était tourbillonnante, loquace, inquiète. Il m’a fallu dépenser une activité, une force immense à suivre et à dompter cette folie. Vitesse exagérée, effrayante, du mouvement de la pensée ; et puis, un bagage d’impressions fictives de vie parisienne, de journalisme, de cancans de coulisses. Avec cela un sentiment inhérent à l’être, — toutes les femmes l’ont plus ou moins, — le désir prépondérant de paraître, sans presque de souci d’être en réalité. Être connue, en bien ou en mal, qu’importe ! La réclame, la réclame. Là est même l’origine de tout le mal qu’elle m’a fait. Donc, séduit par les pittoresques mais malsaines profondeurs de son âme désordonnée, j’ai conquis sa foi et celle de son entourage. Je me suis chargé d’elle. Je l’ai sauvée de mesures extrêmes, de la séquestration qui l’aurait tuée, en promettant, contre l’avis des autorités, qu’elle guérirait. C’est arrivé. Mais ma tenue énergique, ma froideur voulue, obligée, avaient irrité son amour-propre de femme. Et elle s’est servie des forces qui lui étaient revenues pour me soumettre, pour se faire aimer. Plusieurs fois, j’étais assis à côté d’elle, et, comme cédant à la fatigue, elle appuyait sa tête contre mon épaule. Je ne voulais pas. Mais je me sentais prendre ; je la sentais s’obstiner ; je savais où nous menait l’inexorable amour. Une fois, en voiture, après je ne sais quelles paroles prononcées par moi — y avait-il quelque aveu involontaire dans ces paroles ? — elle me dit : « Alors, vous m’aimez ? » Et violemment, poussé par un irrésistible ouragan intérieur, je lui répondis en collant mes lèvres sur les siennes. C’est le type qui ne m’attire pas d’abord, mais que la fatalité rapproche de moi et dont je souffre. Ensuite, domination, tyrannie. Elle me commandait de rêver à ceci ou cela, de faire tels vers. D’où ma stérilisation. J’échappais en cédant tout ce qui n’importe pas — et la femme ne voit que cela. Et puis, m’obsédant de citations à propos de chaque parole, de chaque caresse. Je l’aimais, pourtant ; car j’avais réussi à réveiller chez elle un ravissant fond de nature, masqué par tout ce plâtrage de fiction. J’y avais réussi en me faisant naïf et primitif, — il paraît que je le suis réellement, — en m’obstinant à ne voir en elle que la vierge éternelle, la fleur intacte. J’ai mal fait, peut-être ; j’en savais assez pour ne pas croire à cette pureté. Mais je n’ai pas de regrets. Mon rêve l’avait transformée et embellie en fait. Ma naïveté la charmait, et ne voulant pas la troubler, elle se mettait à l’unisson. Puis, parfois elle croyait, plus naïve que moi encore, me déguster en connaisseuse. Je feignais de ne pas le voir. Elle se plaignit d’abord du peu d’influence qu’elle avait sur moi, reprochant les amours antérieures et les rêves possibles. Je lui faisais tout faire, affirmait-elle sans jamais dire "je veux". Elle sentait quelque chose d’immodifié en moi, sous l’obéissance extérieure absolue, exagérée. Cela a grandi et elle est devenue mon ennemie intellectuelle. Mais l’âme et le corps — sinon l’esprit — étaient à moi. Pénible période, cependant. Je rêvais par instant l’éloignement et la liberté. Mais nos âmes étaient et seront toujours d’accord ; ma lassitude était toute physique. J’ai pensé qu’elle en sentait peut-être autant, et j’ai exigé qu’elle fît son voyage d’été habituel. J’étais tenu à Paris ; le sachant elle consentit à partir sans moi. Alors ont eu lieu un ou deux faits de fatalité qu’on ne met pas dans les romans, mais qui sont de toutes les histoires réelles. Je ne me justifie pas ; j’ai eu tort, puisque notre histoire était un roman naïf et pur. Mais l’irritation antérieure, la fatigue qu’elle et son entourage m’avaient donnée ! Elle aurait dû ne pas me demander ce serment que j’ai refusé de donner par horreur du faux et par espoir d’expier en froideurs momentanées et en persécutions — dures souffrances pour moi ! — ce qu’il y avait eu de fautes de ma part. Elle l’a fait, cherchant des raisons de m’éloigner nonobstant une réconciliation ultérieure, pour mal faire plus librement. Car j’ai trouvé qu’à son ressentiment s’ajoutait un intérêt de paraître. S’alléguant le talion, elle a vendu ses sourires, pour la gloriole mensongère de signer l’œuvre d’autrui. Et elle tenait encore à moi puisqu’elle ne m’avait pas dit : "C’est fini." Eût-elle aimé l’acheteur, j’aurais subi le sort changeant, j’aurais courbé la tête en lui disant adieu. Mais, elle m’aimait ; elle m’aime encore à présent, comme moi je l’aime ; elle m’aimait encore puisqu’elle se cachait de moi pour se vendre. La folie était horrible ; je me suis enfui en la maudissant. Puis, j’ai voulu écraser le salisseur de rêve, espérant me briser moi-même à la vengeance. Sa vanité, à elle, eût été satisfaite d’un semblant de drame, même d’un drame vrai. Aussi de feintes préférences pour accroître ma colère. J’ai agi, mais je voyais tout. Je voyais qu’elle m’aimait toujours, et je n’étais que plus désolé, plus épouvanté de sa folie. J’ai agi, parce qu’il méritait tout. Il s’est dérobé, il s’est effondré sans la résistance que demandait ma rage. Oh ! l’horreur de mon âme en ce temps ! Voici un projet de lettre pour elle (je ne lui ai jamais écrit) : "Vous avez préféré une gloire de mensonge (et quelle gloire !) à la pureté, à la justice, à l’amour. Vous êtes maudite, vous êtes damnée. Restez le cœur vide. Pour moi, je ne reviendrai plus. Votre acte est si trivial, si laid, qu’il m’a ôté même ces défaillances de raison, ces vagues désirs qu’on a toujours de revenir vers l’aimée d’hier. Je reverrais en vous celle qui n’a jamais été ce que j’avais cru. "Préférer la joie inepte d’arriver à passer pour ce que vous n’êtes pas aux ivresses sacrées de l’amour, c’est de la démence vulgaire, c’est de l’immoralité de carrefour. "Je ne vous regrette pas ; car vous n’avez jamais été une vraie amoureuse. Je m’étais trompé. Je ne vous hais pas, je vous plains." Ainsi mon épouvantable douleur devenait de la rage et des injures. Pourtant, elle m’aurait rappelé, tendu les bras... à certaines heures grises, oui, j’aurais obéi, comme un fou, comme un homme ivre ; mais à d’autres moments, non ! non ! Elle avait trop mal fait. Puis des mois, des mois. Tout était noir ; toute espérance fermée, toute expansion étouffée en ma poitrine. Me réveillant pour imaginer de vils retours, j’étais aussi lâche en moi-même que fier au dehors. Désir immense de la revoir, immobilisé dans un orgueil de granit. Un soir, j’étais double. Aller en avant ou en arrière, chez elle ou à l’opposé. Deux volontés effrayantes et égales. Longtemps je suis resté immobile, tiraillé par ces deux monstres. Souffrance horrible qui a laissé des traces dans l’état physique de mon cœur. Enfin il m’est venu un but intermédiaire, où j’ai couru. La nuit s’est passée en actes de démence qui ont bien charmé deux femmes quelconques. Et plus longtemps après, j’ai écrit ceci que j’ai gardé en un carnet et que je retrouve (j’écrivais pour me soigner). Mon moi le plus lucide était ailleurs, pendant ce dénouement. J’ai été conduit par un vague instinct d’imiter ce qu’on fait ordinairement, et non par ma pensée la plus juste. Je n’ai voulu tromper personne, puisque j’ai cru agir suivant ma loi vraie. Cette sorte de défaillance est venue de faits extérieurs, bien prévus, mais contre lesquels mon cœur s’est révolté. Non, les actes d’un être ne changent pas mon sentiment sur lui. Je le vois et l’admets tel qu’il est, et ses actes sont conséquences de ce qu’il est. Elle a été perfide, menteuse et méchante ; elle a puérilement compromis la bonne entente de nos âmes pour des intérêts temporels et bas. Je l’ai aimée pour ce qu’elle a de mieux, en sachant tout cela possible, puisque je savais qu’elle avait déjà profané l’amour en le stimulant, pour tirer profit (elle le croyait) du rayonnement de ceux dont elle se rapprochait. Voilà qui est mal, diraient ceux qui jugent les actes, isolés des êtres. Elle a simulé l’amour, mais c’est à elle-même qu’elle a d’abord fait illusion ; d’où plus de folie, mais moins de laideur. Je savais cela, et je l’ai aimée quand même. Elle a recommencé à mes dépens ; elle m’a effarouché je me suis enfui, mais je l’aime toujours. Car, c’est elle tout entière, avec ses ombres et ses clartés, que j’aime. Ma fuite n’a donc qu’une signification : elle m’avait donné tout ce qu’elle pouvait d’amour fidèle et vrai, puis j’ai vu que c’était fini. Il y avait là rien que je ne me fusse prédit. Mais le bonheur brisé m’a fait perdre le sens du vrai, puisqu’il y a eu du reproche et de la colère dans ma fuite. Heureusement qu’il n’y a eu que cela ; j’aurais peur de me retrouver en des jours pareils. Pourquoi est-ce que je l’aime tant ? Ce n’est pas une brillante maîtresse, puisque les nuits folles, les voluptueux abandons lui font peur, puisqu’elle n’est pas complètement femme. Est-ce l’état de vierge éternelle, de statue attirante que les souillures des satyriaques ne pénètrent pas ? Elle disait, pourtant, détester mes rêves, mes œuvres, mes amis. À moi, tout ce qu’elle poursuivait paraissait puéril, vide ou malsain. Son type n’est pas de ceux dont je subis le charme immédiat. On m’a dit qu’elle n’était pas belle. Son visage est défraîchi par les soucis mondains, les fatigues de solliciteuse, les cosmétiques malhabilement employés ; ses lèvres sont fanées et gercées par les fièvres folles. Et la plupart des choses qu’elle fait et dit, m’ont toujours irrité à n’y pas tenir, puisque ce sont autant de représentations, de redites, de ce qu’elle a lu dans les volumes loués, vu au théâtre ou chez les gens connus où sa vanité la fait courir sans choix. Donc, peu de voluptés entre nous ; souvent des querelles. Mais, à de délicieux instants, nous nous regardions dans les yeux, contemplant nos âmes. Au commencement, elle a eu tort de me faire quitter ma maîtresse ; à la fin, j’ai eu tort en me montrant jaloux de sa chair. Mais l’indépendance en cela n’est qu’un rêve. Maintenant la situation est triste, très triste. Sans compter les souffrances effroyables que j’ai subies depuis le dernier jour jusqu’à un temps qui n’est pas loin, chaque fois que nous nous voyons nous sommes dans un douloureux mensonge. Elle vit avec les indifférents, parle gaiement de toutes choses à celui-ci, à celui-là. Moi, je fais de même, je tache de secouer ma stupeur en prenant, pour objectif d’agitation et de gaieté, telle femme que je ne devrais même pas voir devant elle. Mais comme nous avons été l’un à l’autre, c’est très rarement et d’une manière gênée que nous nous parlons. Notre voix prend de fausses âcretés car le ton naturel en laisserait sentir le tremblement. Tout cela est bien pénible et je n’en vois pas la fin. J’aime son âme et je suis sûr qu’elle aime la mienne. J’ai rêvé des transactions folles à lui proposer. Je voudrais qu’elle fût ma sœur ; car je n’aurais d’autres désirs que de la voir souvent, de regarder dans le fond de ses yeux, sans qu’il pût y avoir aucune raison de trouble entre nous. J’ai pensé : Pourquoi nos attitudes menteuses ? Nous nous sommes trouvés seuls et nous n’avons plus parlé le langage de la veille. Quand je la reverrai, je lui dirai : "Avez-vous de la mémoire ?" Elle me répondra que oui, et je reprendrai : "Alors — pour commencer, moi, je pourrais craindre les refus froids et hautains — jette donc tes bras autour de mon cou et colle tes lèvres aux miennes. Faire autre chose serait faux. Nous avons été plus que frère et sœur. Et on ne cesse jamais d’être frère et sœur." C’était là un projet que je n’ai pas accompli. Je l’ai revue, pourtant, et souvent. Elle a lu de mes vers qui parlaient d’elle : je lui ai lu moi-même de ces vers où je la fustigeais, d’autres où je me souvenais mélancoliquement, d’autres où je disais ma rancœur lasse. Je n’étais franc que dans mes vers, et après les avoir lus, je devenais, malgré moi, faussement folâtre et distrait ou bien triste pour des motifs extérieurs. Un soir, elle me fit signe des yeux (comme autrefois !) de venir m’asseoir là. C’était la première fois, depuis deux ans, que quelque chose du passé était réellement répété entre nous. J’obéis, et lui demandai : "Est-ce un pari ?" Elle me dit, avec reproche, que non ; puis me parla de mes vers. Ensuite notre causerie, presque à haute voix devant des bavards qui soupaient, tomba sur le passé, sur la catastrophe finale. Accusant la destinée et un peu moi, elle voulut se justifier. "Pourquoi vous défendre ? Puisque je reviens ici, je n’ai pas de mépris que vous ayez à effacer." Elle continuait ; mais moi : "Non, vous avez mal fait. Si je méritais cela, il fallait me notifier l’arrêt, avant de l’exécuter." Elle continuait encore et moi, toujours : "Je ne vous reproche rien ; je vous ai aimée avec votre perversité ; je ne voudrais pas vous changer ; mais vous avez mal fait." Depuis, elle n’a plus ni paroles, ni regards méchants contre moi. Je crois que nous rêvons tous deux de recommencer autrefois, mais sans assez de décision pour que cela ait jamais lieu."