Emil Cioran : Déclin des civilisations
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- 17 juin
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Dernière mise à jour : 18 juin

Emil Cioran
Écartèlement
(1979)
LES DEUX VÉRITÉS
« L’heure de fermeture a sonné dans les jardins de l’Occident. »
CYRIL CONNOLLY
"(...) Les sociétés archaïques ont duré si longtemps parce qu’elles ignoraient l’envie d’innover et de se prosterner toujours devant d’autres simulacres. Quand on en change avec chaque génération, on ne doit pas s’attendre à une longévité historique. La Grèce antique et l’Europe moderne sont des types de civilisation frappés de mort précoce par suite d’une avidité de métamorphose et d’une excessive consommation de dieux et de succédanés de dieux. La Chine et l’Égypte de jadis se sont vautrées pendant des millénaires dans une magnifique sclérose. De même les sociétés africaines, avant le contact avec l’Occident. Elles sont menacées elles aussi, parce qu’elles ont adopté un autre rythme. Ayant perdu le monopole de la stagnation, elles s’affairent de plus en plus et vont inévitablement dégringoler comme leurs modèles, comme ces civilisations fiévreuses, inaptes à s’étendre au-delà d’une dizaine de siècles. Dans l’avenir, les peuples qui accéderont à l’hégémonie en jouiront encore moins : à l’histoire au ralenti s’est inexorablement substituée l’histoire haletante. Comment ne pas regretter les pharaons et leurs collègues chinois !
Les institutions, les sociétés, les civilisations diffèrent en durée et en signification, tout en étant soumises à une loi qui veut que l’impulsion indomptable, facteur de leur ascension, se relâche et s’assagisse au bout d’un certain temps, la décadence correspondant à un fléchissement de ce générateur de force qu’est le délire. Auprès des périodes d’expansion, de démence en fait, celles de déclin semblent sensées, et elles le sont, elles le sont même trop – , ce qui les rend presque aussi funestes que les autres.
Un peuple qui s’est accompli, qui a dépensé ses talents, et a exploité jusqu’au bout les ressources de son génie, expie cette réussite en ne donnant plus rien après. Il a fait son devoir, il aspire à végéter, mais pour son malheur il n’en aura pas la latitude. Quand les Romains – ou ce qui en restait – voulurent se reposer, les Barbares s’ébranlèrent en masse. On lit dans tel manuel sur les invasions que les Germains qui servaient dans l’armée et dans l’administration de l’Empire prenaient jusqu’au milieu du Ve siècle des noms latins. À partir de ce moment, le nom germanique devint de rigueur. Les seigneurs exténués, en recul dans tous les secteurs, n’étaient plus redoutés ni respectés. À quoi bon s’appeler comme eux ? « Un fatal assoupissement régnait partout », observait Salvien, le plus acerbe censeur de la déliquescence antique à son dernier stade.
Dans le métro, un soir, je regardais attentivement autour de moi : nous étions tous venus d’ailleurs… Parmi nous pourtant, deux ou trois figures d’ici , silhouettes embarrassées qui avaient l’air de demander pardon d’être là. Le même spectacle à Londres.
Les migrations, aujourd’hui, ne se font plus par déplacements compacts mais par infiltrations successives : on s’insinue petit à petit parmi les « indigènes », trop exsangues et trop distingués pour s’abaisser encore à l’idée d’un « territoire ». Après mille ans de vigilance, on ouvre les portes… Quand on songe aux longues rivalités entre Français et Anglais, puis entre Français et Allemands, on dirait qu’eux tous, en s’affaiblissant réciproquement, n’avaient pour tâche que de hâter l’heure de la déconfiture commune afin que d’autres spécimens d’humanité viennent prendre la relève.
De même que l’ancienne, la nouvelle Völkerwanderung suscitera une confusion ethnique dont on ne peut prévoir nettement les phases. Devant ces gueules si disparates, l’idée d’une communauté tant soit peu homogène est inconcevable. La possibilité même d’une multitude si hétéroclite suggère que dans l’espace qu’elle occupe n’existait plus, chez les autochtones, le désir de sauvegarder ne fût - ce que l’ombre d’une identité. À Rome, au III e siècle de notre ère, sur un million d’habitants, soixante mille seulement auraient été des Latins de souche. Dès qu’un peuple a mené à bien l’idée historique qu’il avait mission d’incarner, il n’a plus aucun motif de préserver sa différence, de soigner sa singularité, de sauvegarder ses traits au milieu d’un chaos de visages. Après avoir régenté les deux hémisphères, les Occidentaux sont en passe d’en devenir la risée : des spectres subtils, des fins de race au sens propre du terme, voués à une condition de parias, d’esclaves défaillants et flasques, à laquelle échapperont peut-être les Russes, ces derniers Blancs. C’est qu’ils ont encore de l’orgueil, ce moteur, non, cette cause de l’histoire. Quand une nation n’en possède plus, et qu’elle cesse de s’estimer la raison ou l’excuse de l’univers, elle s’exclut elle-même du devenir.
Elle a compris – pour son bonheur ou son malheur, selon l’optique de chacun. Si elle désespère l’ambitieux, elle fascine en revanche le méditatif un tantinet dépravé. Les nations dangereusement avancées méritent seules qu’on s’y intéresse, surtout lorsqu’on entretient des rapports troubles avec le Temps et que l’on tourne autour de Clio par besoin de se châtier, de se flageller. C’est d’ailleurs ce besoin qui incite aux entreprises, aux grandes comme aux insignifiantes. Chacun de nous travaille contre ses intérêts : nous n’en sommes pas conscients tant que nous œuvrons, mais que l’on examine n’importe quelle époque, et l’on verra que l’on s’agite et que l’on se sacrifie presque toujours pour un ennemi virtuel ou déclaré : les hommes de la Révolution pour Bonaparte, Bonaparte pour les Bourbons, les Bourbons pour les Orléans…
L’histoire n’inspirerait-elle que des ricanements et n’aurait-elle pas de but ? Si, elle en a plus d’un, elle en a même beaucoup mais elle les atteint à l’envers. Le phénomène est universellement vérifiable. On réalise l’opposé de ce qu’on a poursuivi, on avance à l’encontre du beau mensonge qu’on s’est proposé ; d’où l’intérêt des biographies, le moins ennuyeux des genres douteux. La volonté n’a jamais servi personne : ce qu’on a produit de plus discutable est ce à quoi on tenait le plus, ce pour quoi on s’était infligé le plus de privations. Cela est vrai d’un écrivain aussi bien que d’un conquérant, du premier venu en fait. La fin de n’importe qui invite à autant de réflexions que la fin d’un empire, ou celle de l’homme lui-même, si fier d’avoir accédé à la position verticale et si inquiet de la perdre, de revenir à son apparence primitive, de terminer en somme sa carrière comme il l’avait commencée : voûté et velu. Sur chaque être pèse la menace de rétrograder vers son point de départ (comme pour illustrer l’inutilité de son parcours, et de tout parcours) et celui qui parvient à s’y soustraire donne l’impression d’escamoter un devoir, de refuser de jouer le jeu en s’inventant un mode de déchoir par trop paradoxal.
Le rôle des périodes de déclin est de mettre une civilisation à nu, de la démasquer, de la dépouiller de ses prestiges et de l’arrogance liée à ses accomplissements. Elle pourra ainsi discerner ce qu’elle valait et ce qu’elle vaut, ce qu’il y avait d’illusoire dans ses efforts et ses convulsions. Dans la mesure où elle se détachera des fictions qui assurèrent sa renommée, elle fera un pas considérable vers la connaissance…, vers le désabusement, vers l’éveil généralisé, promotion fatale qui la projettera hors de l’histoire, à moins qu’elle ne soit éveillée pour avoir simplement cessé d’y être présente et d’y exceller. L’universalisation de l’éveil, fruit de la lucidité, fruit elle-même de l’érosion des réflexes, est signe d’émancipation dans l’ordre de l’esprit et de capitulation dans celui des actes, dans celui de l’histoire précisément, laquelle se ramène à un constat de faillite : dès qu’on dirige ses regards sur elle on est dans la situation d’un spectateur consterné.
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