Gustave Flaubert : Voyage en Corse
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Pierre Ucciani - Corse, golfe d'Ajaccio 1884
Gustave Flaubert
Voyage dans les Pyrénées, Aquitaine, Languedoc, Provence et Corse
(1840)
Corse
(...)
Quand nous sommes partis de Toulon, la mer était belle et promettait d’être bienveillante aux estomacs faibles, aussi me suis-je embarqué avec la sécurité d’un homme sûr de digérer son déjeuner. Jusqu’au bout de la rade en effet, le perfide élément est resté bon enfant et le léger tangage imprimé à notre bateau nous remuait avec une certaine langueur mêlée de charme. Je sentais mollement le sommeil venir et je m’abandonnais au bercement de la naïade tout en regardant derrière nous le sillage de la quille qui s’élargissait et se perdait sur la grande surface bleue. A la hauteur des îles d’Hyères, la brise ne nous avait pas encore pris, et cependant de larges vagues déferlaient avec vigueur sur les flancs du bateau, sa carcasse en craquait (et la mienne aussi) ; une grande ligne noire était marquée à l’horizon et les ondes, à mesure que nous avancions, prenaient une teinte plus sombre, analogue tout à fait à celle d’un jeune médecin qui se promenait de long en large et dont les joues ressemblaient à du varech tant il était vert d’angoisse.
Jusque-là j’étais resté couché sur le dos, dans la position la plus horizontale possible, et regardant le ciel où j’enviais d’être, car il me semblait ne remuer guère, et je pensais le plus que je pouvais afin que les enfantements de l’esprit fissent taire les cris de la chair. Secoué dans le dos par les coups réguliers du piston, en long par le tangage, de côté par le roulis, je n’entendais que le bruit régulier des roues et celui de l’eau repoussée par elles et qui retombait en pluie des deux côtés du bateau ; je ne voyais que le bout du mât, et mon oeil fixe et stupide placé dessus en suivait tous les mouvements cadencés sans pouvoir s’en détacher, comme je ne pouvais me détacher non plus de mon banc de douleurs. La pluie survint, il fallut rentrer, se lever pour aller s’étendre dans la cabine où je devais rester pendant seize heures comme un crachat sur un plancher, fixe et tout gluant.
Le passager se composait de trois ecclésiastiques, d’un ingénieur des ponts et chaussées, d’un jeune médecin corse et d’un receveur des finances et de sa jeune femme qui a eu une agonie de vingt-quatre heures. La nuit vint, on alluma la lampe suspendue aux écoutilles et que le roulis fit remuer et danser toute la nuit ; on dressa la table pour les survivants, après nous avoir fait l’ironique demande de nous y asseoir. Les trois curés et M. Cloquet seuls se mirent à manger. Cela avait quelque chose de triste, et je commençai à m’apitoyer sur mon sort ; humilié déjà de ma position, je l’étais encore plus de voir trois curés boire et manger comme des laïques. J’aurais pris tant de plaisir à me voir à leur place et eux à la mienne ! Les rôles me semblaient intervertis, d’autant plus que l’un d’eux voyageait pour sa santé – c’était bien plutôt à lui d’être malade – le second s’occupait de botanique – et qu’est-ce qu’un botaniste a à faire sur les flots ? – le troisième avait l’air d’un gros paysan décrassé, indigne de regarder la mer et de rêver, tandis que moi j’aurais eu si bonne grâce à table ! La nuit venue je l’aurais passée à contempler les étoiles, le vent dans les cheveux, la tempête dans le coeur. Le bonheur est toujours réservé à des imbéciles qui ne savent pas en jouir.
Je m’endormis enfin, et mon sommeil dura à peu près quatre heures. Il était minuit quand je me réveillai, j’entendais les trois prêtres ronfler, les autres voyageurs se taisaient ou soupiraient, un grand bruit d’eaux qui venaient et se retiraient se faisait sur les parois du navire, la mer était rude et la mâture craquait ; une faible lueur de lune qui se reflétait sur les flots venait d’en face et disparaissait de temps en temps, et celle de la lampe jetait sur les cabines des ondulations qui passaient et repassaient avec le mouvement du roulis. Alors je me mis à me rappeler Panurge en pareille occurrence, lorsque « la mer remuait du bas abysme » et que tristement assis au pied du grand mât il enviait le sort des pourceaux ; je m’amusai à continuer le parallèle tâchant de me faire rire sur le compte de Panurge afin de ne pas trop m’attrister sur moi-même. L’immobilité à laquelle j’étais condamné me fatiguait horriblement et le matelas de crin m’entrait dans les côtes ; au moindre mouvement que je tâchais de faire la nausée me prenait aussitôt, il fallait bien se résigner, la douleur me rendormait.
Nous longions alors les côtes de la Corse, et le temps, de plus en plus rude, me réveilla avec des angoisses épouvantables et une sueur d’agonisant. Je comparais les cabines à autant de bières superposées les unes au-dessus des autres ; c’était en effet une traversée d’enfer et la barque de Caron n’a jamais contenu de gens qui aient eu le coeur plus malade. D’autres fois j’essayais de m’étourdir, de me tourner en ridicule, de m’amuser à mes dépens ; je me dédoublais et je me figurais être à terre, en plein jour, assis sur l’herbe, fumant à l’ombre et pensant à un autre moi couché sur le dos et vomissant dans une cuvette de fer-blanc ; ou bien je me transportais à Rouen, dans mon lit : l’hiver, je me réveillais à cette heure-là, j’allumais mon feu, et je me mettais à ma table. Alors je me rappelais tout et je pressurais ma mémoire pour qu’elle me rendît tous les détails de ma vie de là-bas ; je revoyais ma cheminée, ma pendule, mon lit, mon tapis, le papier taché, le pavé blanchi à certaines places ; je m’approchais de la fenêtre et je regardais les barres du jour qui saillissaient entre les branches de l’acacia ; tout le monde dort tranquille au-dessous de moi, le feu pétille et mon flambeau fait un cercle blanc au plafond. Ou bien c’était à Déville, l’été ; j’entrais dans le bosquet, j’ouvrais la barrière, j’entendais le bruit du loquet en fer qui retentissait sur le bois. Une vague plus forte me réveillait de tout cela et me rendait à ma situation présente, à ma cuvette aux trois quarts remplie.
D’autres fois je prenais des distractions stupides, comme de regarder toujours le même coin de la chambre, ou de faire couler quelques gouttes de citron sur ma lèvre inférieure que je m’amusais ensuite à souffler sur ma moustache, toutes les misères de la philosophie pour adoucir les maux. Le moment le plus récréatif pour moi a été celui où le roulis devenant plus fort a renversé la table et les chaises qui ont roulé avec un fracas épouvantable et ont éveillé tous les malades hurlant : le vieux curé, qui avait les pieds embarrassés dans les rideaux, a manqué d’être écrasé, et le financier, qui sortait du cabinet, est tombé sur le dos de M. Cloquet de la manière la plus immorale du monde. J’ai ri très haut, d’abord parce que j’en avais envie, et, en second lieu, pour faire un peu plus de bruit et me divertir. Le mouvement que je m’étais donné occasionna encore une purgation, qui fut bien la plus cruelle, et de nouvelles douleurs qui ne me quittèrent réellement qu’à Ajaccio sur le terrain des vaches. Quelques heures après être débarqué, le sol remuait encore et je voyais tous les meubles s’incliner et se redresser.
(...)
Nous sommes partis d’Ajaccio pour Vico le 7 octobre, à 6 heures du matin. Le fils de M. Jourdan nous a accompagnés jusqu’à une lieue hors de la ville. Nous avons quitté la vue d’Ajaccio et nous nous sommes enfoncés dans la montagne. La route en suit toutes les ondulations et fait souvent des coudes sur les flancs du maquis, de sorte que la vue change sans cesse et que le même tableau montre graduellement toutes ses parties et se déploie avec toutes ses couleurs, ses nuances de ton et tous les caprices de son terrain accidenté. Après avoir passé deux vallées, nous arrivâmes sur une hauteur d’où nous aperçûmes la vallée de Cinarca, couverte de petits monticules blancs qui se détachaient dans la verdure du maquis. Au bas s’étendent les trois golfes de Chopra, de Liamone et de Sagone ; dans l’horizon et au bout du promontoire, la petite colonie de Cargèse. Toute la route était déserte, et l’oeil ne découvrait pas un seul pan de mur. Tantôt à l’ombre et tantôt au soleil, suivant que la silhouette des montagnes, que nous longions s’avançait ou se retirait, nous allions au petit trot, baissant la tête, éblouis que nous étions par la lumière qui inondait l’air et donnait aux contours des rochers quelque chose de si vaporeux et de si ardent à la fois qu’il était impossible à l’oeil de les saisir nettement.
Nous sommes descendus à travers les broussailles et les granits éboulés, traînant nos chevaux par la bride jusqu’à une cabane de planches où nous avons déjeuné sous une treille de fougères sèches, en vue de la mer. Une pauvre femme s’y tenait couchée et poussait des gémissements aigus que lui arrachait la douleur d’un abcès au bras ; les autres habitants n’étaient guère plus riants ; un jeune garçon tout jaune de la fièvre nous regardait manger avec de grands yeux noirs hébétés. Nos chevaux broutaient dans le maquis, toute la nature rayonnait de soleil, la mer au fond scintillait sur le sable et ressemblait avec ses trois golfes à un tapis de velours bleu découpé en trois festons. Nous sommes repartis au bout d’une heure et nous avons marché longtemps dans des sentiers couverts qui serpentent dans le maquis et descendent jusqu’au rivage. Au revers d’un coteau nous avons vu sortir du bois et allant en sens inverse un jeune Corse, à pied, accompagné d’une femme montée sur un petit cheval noir. Elle se tenait à califourchon, accoudée sur une botte de maïs que portait sa monture ; un grand chapeau de paille plat, lui couvrait la tête, et ses jupes relevées en arrière par la croupe du cheval laissaient voir ses pieds nus. Ils se sont arrêtés pour nous laisser passer, nous ont salués gravement.
C’était alors en plein midi, et nous longions le bord de la mer que le chemin suit jusqu’à l’ancienne ville de Sagone. Elle était calme, le soleil, donnant dessus, éclairait son azur qui paraissait plus limpide encore ; ses rayons faisaient tout autour des rochers à fleur comme des couronnes de diamant qui les auraient entourés ; elles brillaient plus vives et plus scintillantes que les étoiles. La mer a un parfum plus suave que les roses, nous le humions avec délices ; nous aspirions en nous le soleil, la brise marine, la vue de l’horizon, l’odeur des myrtes, car il est des jours heureux où l’âme aussi est ouverte au soleil comme la campagne et, comme elle, embaume de fleurs cachées que la suprême beauté y fait éclore. On se pénètre de rayons, d’air pur, de pensées suaves et intraduisibles ; tout en vous palpite de joie et bat des ailes avec les éléments, on s’y attache, on respire avec eux, l’essence de la nature animée semble passée en vous dans un hymen exquis, vous souriez au bruit du vent qui fait remuer la cime des arbres, au murmure du flot sur la grève ; vous courez sur les mers avec la brise, quelque chose d’éthéré, de grand, de tendre plane dans la lumière même du soleil et se perd dans une immensité radieuse comme les vapeurs rosées du matin qui remontent vers le ciel.
(...)

















