"Les Justes Paroles" – Anna de Noailles, Exactitudes (1930)
Dernière mise à jour : 29 mai 2023
"L’empire actif et rêveur du monde est assuré par la beauté."
"Les Justes Paroles"
Anna de Noailles, Exactitudes (1930)
Album de photographies de Mme la Comtesse de Noailles
N° 122, "A l'abbaye aux Loups, demeure de Chateaubriand"
Anna de Noailles fait converser l'Ombre et le Passant à la manière de Leopardi et de ses "Dialogues" (Operette morali, 1827)... Tout comme elle avait conféré un peu de ses tourments et de ses obsessions à Sabine de La Nouvelle Espérance, ou à soeur Sainte-Sophie du Visage émerveillé, on peut penser qu'Anna se cache cette fois derrière "l'Ombre" : "J’eus quelques joies. Surtout j’ai souffert", "Quelle que fût la diversité de mes travaux, je n’ai pas eu d’autre mobile caché, d’autre but clandestin que l’amour", "J’ai vu descendre dans les ténèbres les êtres que j’aimais". L’épitaphe s’anime, s’amplifie, l’Ombre défunte prodigue ses conseils au passant. La Sagesse se fait éloge du rien, du néant où tout s’abolit. Au bout de tout, la Mort, "bien absolu", qui seule sait répondre à l'absence d'Amour et à la Beauté périssable, est toujours victorieuse.
Ce texte fut initialement publié dans La Revue de France, en 1926, puis repris dans le recueil de prose Exactitudes en 1930.
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Les Justes Paroles
Je suis un esclave, mais dans une tombe libre.
Anthologie grecque.
LE PASSANT. — Toi qui reposes sous la pierre pesante, enroulé de langes funèbres, dans un alvéole fortifié du sol, ô mort, quelle est ta patrie ?
L'OMBRE. — Nulle lueur ne pénètre jusqu'à ma couche glacée, aucune nouvelle ne me parvient. Sur cet emplacement, où se pressaient un matin mes proches et mes amis, je fus repoussé profondément, à l'écart de tout. Mes yeux sont scellés, mes oreilles sont scellées ; j'ignore quels sont mes compagnons épars dans le champ creusé du silence. Sans langage, sans horizon, sans débats, je n'ai pas de patrie.
LE PASSANT. — Le début de la vie te fut bénin sans doute, à l'ombre riante de l'homme et de la femme qui t'ont engendré ?
L'OMBRE. — Quand ils ne pouvaient me prévoir, mon père et ma mère m'ont donné la vie. Je leur étais étranger dès le moment de ma conception. Comme je respirais à leurs côtés, ils m’imposèrent de jour en jour des coutumes et des préceptes qui n’avaient pas mon agrément. Je grandis dans l’erreur. L’étonnement, éducateur de la raison, m’instruisit par des leçons austères. J’eus quelques joies. Surtout j’ai souffert. Tous mes trébuchements, toutes mes défaillances et mes lamentations sur la voie terrestre, dure aux humains, je les dois donc au couple dont je suis issu, à des embrassements dont ma nature était exclue et dont elle devait surgir. Tendres et pleins de sollicitude, mes parents, en me suscitant, m’ont condamné à la mort. J’y ai accédé par la vieillesse calcaire, qui construit dans l’homme une maçonnerie épaisse et fine sur laquelle il s’incline et se referme, desséché, poussiéreux, grisâtre, comme la fleur de l’ombrelle, morte sur sa tige. Passant, ne te rends pas coupable de la continuité de la vie. Prive ta vanité et ton cœur du plaisir de caresser un fils, une fille.
LE PASSANT. — En la fraîcheur et la maturité de ton âge, l’aspect des mondes t’a-t-il réjoui, ses mystères t’ont-ils intrigué ?
L’OMBRE. — Les mondes m’ont ébloui par leur splendeur innocente, et je projetais sur eux la force de ma jeunesse et de mes désirs. Mais aussi longtemps que j’ai pu, sans chagrin, goûter la vie, la crainte de la perdre me rendait minutieux, prudent et inquiet, à mon insu même. Intrigué par les mystères où baignent les vivants, je fis aisément la part des lois secrètes qui se dévoileront successivement aux yeux de l’esprit, et de celles qui ne concerneront jamais nos sens limités. Ici venu, je juge ne m’être pas trompé.
LE PASSANT. — Des vertus dont tu fus enrichis, laquelle te favorisa davantage ?
L’OMBRE. — Celle qui s’éloigne le plus de l’état indicible où je me trouve : la beauté. L’empire actif et rêveur du monde est assuré par la beauté. Un visage et un corps qui dispensent leurs grâces sont en état de générosité perpétuelle. Ils sont nécessaires autant que les héros et les bienfaiteurs.
LE PASSANT. — As-tu connu la renommée, y trouvais-tu orgueil et satisfaction ?
L’OMBRE — Les humains ont célébré mon nom, ils ont fait retentir autour de moi des acclamations honnêtes. Ainsi me fut révélée la noblesse des cœurs. Mais, en même temps, mon triomphe inspirait l’envie et nourrissait l’injure. Doué de jugement, je savais que la gloire de l’homme n’illumine qu’un territoire circonscrit et qu’elle y est combattue. Tout créateur atteint, par instant, un sommet aigu où, dieu sans écho, il s’honore puis chancelle. Plus je fus entouré de succès qui ne s’adaptaient pas à mes secrètes ambitions, plus j’ai connu le poids de la solitude et de la méditation. La renommée est un vêtement flamboyant, il plaît, certes, aux Eros, en tous lieux présents, et c’est là son mérite. Mais la femme et l’homme les plus obscurs qui, dans la saison de l’amour, s’enveloppent de louanges et de caresses, dont l’attrait est si vif qu’ils aspirent à se confondre, à se dévorer, connaissent une gloire supérieure à celle du citoyen que la foule couronne de roses. On ne voit point suffoquer de plaisir le poète victorieux, le sculpteur habile, le savant. Par contre, les amants exhalent de furieux ou suaves soupirs. Il n’est de transports triomphants que dans la passion de l’amour.
LE PASSANT. — Rends-tu donc justice à cette passion que tu dépeins avec éloquence ?
L’OMBRE. — Sa tyrannie a causé la plupart de mes maux, s’est insinuée dans tous, m’a obsédé et desservi jusqu’à l’heure du néant. Quelle que fût la diversité de mes travaux, je n’ai pas eu d’autre mobile caché, d’autre but clandestin que l’amour. Je n’ai agi que sous l’impulsion de ses volontés opiniâtres ou trompeuses. Il m’a égaré par la musique, les paysages, les climats, par la poésie qui se mêle au mystérieux tressaillement de la moelle des os. L’amour est un mal, il est aussi le seul bien que les humains puissent connaître.
LE PASSANT. — Et quel te semble être le pire des maux ?
L’OMBRE. — La raison parfaite. Par elle, rien ne peut nous être masqué de l’inique fonctionnement de l’univers, de ses lois implacables et distraites, de son affirmation animale, de la faiblesse de nos frères, de leurs risibles ambitions, de leurs divertissements pitoyables. J’ai aussi vu descendre dans les ténèbres les êtres que j’aimais. Je leur ai survécu misérablement, en me vouant à ma propre haine, et comme un malfaiteur languissant.
LE PASSANT. — Et la mort, ô mort ?
L’OMBRE. — La mort, elle est un bien absolu. Je l’ai redoutée pourtant, non toujours par sensualité, mais parce que la Nature agitatrice tente de séduire l’esprit de l’homme ; elle lui propose parfois un mystère sur le point de se révéler, et murmure vers son cœur un début de confidence auquel il regrette d’être soustrait. Néanmoins, la mort est un bien sans réserve. Rien n’y est rien. Mais nous possédions ce bien avant de naître à la lumière des cieux. Passant, garde-toi d’amener au jour un de ces infortunés qui, au bout de sa course difficile, ne serait plus qu’un amas de cendres et d’os enfoui dans l’argile glacée qui me laisse insensible, mais dont ta curiosité ne saurait concevoir l’horreur. Épargne-lui le redoutable et l’épuisant trajet.
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