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"Les pâles d'amour" – Camille Mauclair, Les Passionnés (1911)

Dernière mise à jour : 20 mars 2023

"Elle s'appuyait nonchalamment au bras d'un amant nouveau et paraissait enivrée de volupté. Mais elle était toujours aussi pâle. (...) Il reconnut ce qu'il savait de lui-même, c'est-à-dire cette emprise spéciale de la douleur sur la face des passionnés. C'est un masque que le sanglot a imposé une fois pour toutes à ceux qui ont cherché l'absolu dès la première étreinte."

"Les pâles d'amour"

Camille Mauclair, Les Passionnés (1911)


Lucien Lévy-Dhurmer, Le mal d'aimer (1899)



"Le monde est construit par ceux qui, rejetant l’emprise de la passion, n’ont écouté que la raison : mais les passionnés sont peut-être les seuls à jouir réellement de ce que les autres ont édifié, et ils y ajoutent cette sorte de beauté indéfinie, d’insatisfaction éternelle, qui sauvegarde les droits du rêve dans l’effort universel de la logique."

Camille Mauclair, Les Passionnés (préface), 1911



Camille Mauclair publie Les Passionnés en 1911. Vingt-neuf nouvelles sur le thème de la passion, "forme du divin", écrit Mauclair, composent le recueil. Chaque histoire présente un tableau de vie différent. Mais, toujours, des couples s'y forment dans l'exaltation ou s'y défont dans la lassitude. Les hommes et les femmes des Passionnés sont insatiables, vivent d'espérances et de chimères, ne se nourrissent que d'un amer rêve d'Absolu impossible à obtenir. Le bonheur ne peut exister dans cette réalité, il est nécessairement ailleurs. Il reste, donc, à accepter ce que l'on a devant soi, à ne pas demander plus que ce que l'on a déjà obtenu... Est-il possible de s'en contenter ? "Le mariage est malmené, dans cette trentaine de nouvelles", écrit un critique agacé dans un petit encart de Romans-revue : guide de lectures (12 décembre 1911). Plus que le mariage, c'est le Réel qui est bousculé et éreinté. Que doit faire un coeur violemment enthousiaste, dans une société qui n'a "point prévu de place pour la passion" ? Mauclair prévient déjà les critiques : rien de ce que font ses personnages n'est moral ou immoral. Il faut lire ces nouvelles avec l'âme ouverte. Et, surtout, ne pas oublier que les passionnés, que l'on pense malheureux dans leurs histoires destructrices, sont parfois plus heureux que les autres d'avoir souffert et vécu pour des causes qu'ils sentaient justes.

Aujourd'hui, Les Passionnés, jamais réédité, est devenu rare. Il est en outre impossible de le consulter en ligne. Nous publions sur Anthologia la nouvelle qui ouvre le recueil, "Les pâles d'amour".


Les pâles d'amour


Ils se rencontrèrent d'abord sur une petite plage flamande. Lui, Roger Steyne, triste de la trahison récente d'une maîtresse, errait sur les dunes grises et jaunes, lorsque auprès d'une barque échouée il vit un homme et une femme qui s'embrassaient avec une frénésie contenue. L'écume livide brillait sur le ciel ardoisé : la plage était désertée, il faisait presque froid. L'aquilon amer tordait les plis d'un carrick bariolé aux épaules de l'amoureuse. En désunisant parfois leurs bouches avides, ces deux êtres devaient sentir entre leurs dents le crissement des grains de sable que la bourrasque imminente faisait voler. Ils étaient debout l'un contre l'autre, les mains pendantes, ne se touchant que par les lèvres, acharnés et taciturnes.

Roger Steyne était trop ému, trop remué par des souvenirs, pour qu'une discrétion banale s'imposât d'abord à son esprit et le forçât de se détourner avec fausse honte. Il ne sut rien de l'homme, aperçu de dos, mais il vit la figure de la femme, une figure belle, très pâle et pleine de douleur. Elle tressaillit et lui jeta un regard singulier ; puis suprêmement indifférente, continua de boire l'amour sur les lèvres offertes. Alors Roger Steyne pensa à sa maîtresse et à lui-même, et blêmit, et s'éloigna. Le soir, comme il allait à la gare chercher des journaux, il revit le couple. La femme montait en wagon, seule. Elle dit à son amant : "Adieu ! Adieu pour toujours !" avec une expression de haine et disparut en pleurant dans le compartiment. Roger Steyne vit l'homme, un touriste élégant, s'en aller paisiblement avec le hochement de tête de quelqu'un qui saura vite oublier.

Roger Steyne eut depuis diverses aventures. Il quitta et fut quitté ; mais souvent il pensa au visage de cette inconnue et tenta de le substituer mentalement aux visages réels qu'il contemplait dans l'amour. Non qu'il eût, de cette rencontre, emporté un désir : mais il en retenait une expression pathétique qui lui avait semblé traduire totalement une des nuances les plus rares de la vie sentimentale.

Deux années après, comme il traversait les jardins Boboli, au crépuscule, en sortant du palais Pitti, il revit cette femme. Elle s'appuyait nonchalamment au bras d'un amant nouveau et paraissait enivrée de volupté. Mais elle était toujours aussi pâle. Steyne l'envisagea toute : il reconnut ce qu'il savait de lui-même, c'est-à-dire cette emprise spéciale de la douleur sur la face des passionnés. C'est un masque que le sanglot a imposé une fois pour toutes à ceux qui ont cherché l'absolu dès la première étreinte. Par-dessus ce masque, les bonheurs ou les malheurs successifs en placent d'autres, et les passants ne voient que le dernier : mais pour ceux que rend clairvoyants leur complicité dans la même passion, il est aisé de lire par transparence. C'est pourquoi Steyne, sous le teint rose de la belle créature d'amour, vit la lividité originelle. Et lui aussi, riche, artiste, désoeuvré, semblait sain, coloré, heureux : mais dans son miroir il se voyait glacé par l'immuable angoisse de l'infini, par la déception éternelle et l'espoir obstiné de la rencontre que ne suivra pas un adieu. En examinant de vieux bijoux sur le Ponte-Vecchio dans la chaude soirée florentine, Roger Steyne rencontra encore l'amoureuse, et cette fois ils échangèrent un long regard.

Elle passa, deux mois plus tard, dans un canot blanc, contre le rivage de L'Isola Bella, au lac Majeur. Steyne achevait de déjeuner à la terrasse d'un albergo qui surplombait l'eau bleue. Le canot glissait lentement. Un homme était assis auprès du rameur. A la poupe, plus pâle que sa robe de laine blanche, diaphane et distraite, la rêveuse se penchait. Steyne songea à héler un batelier, mais n'en fit rien, et l'embarcation s'éloigna vers Pallanza, sans qu'il tentât de la suivre. A quoi bon ? Désormais vécut en lui l'idée que cette femme serait sienne un jour, à condition de ne pas forcer le hasard. Elle promenait par le monde un amour encore inachevé et le lui présenterait comme un beau fruit lorsqu'il serait mûr. Courtisane ? Artiste aux moeurs libres ? Mondaine ? Il ne se le demanda même pas.

Il la croisa en voiture à Nuremberg, au printemps suivant. Il la vit, à l'automne, sur un quai de la gare de Nice. Elle était debout, seule sur le fond violacé du hall, où commençaient à briller les fanaux. Elle était enveloppée d'une longue mante de soie grise, qui la rendait pareille à une phalène. Mais subitement elle écarta le vêtement neutre et apparut décolletée et comme mouillée de diamants qui scintillaient dans la pénombre. Quelqu'un qui survint l'aida à monter dans le train de Monte-Carlo. Son visage pâle répandait à la lueur délicatement diffuse d'une auréole.

Comme Steyne, elle errait, cherchant partout l'amour, en proie à un vertige cruel : mais elle abandonnait ou était abandonnée, et toujours l'amoureuse de l'amour triomphait en elle, tandis que Roger Steyne avait cessé de chercher et ne pensait plus qu'à son seul visage et à son seul corps. Il touchait au déclin de sa vie : il avait trouvé, et ses caprices étaient finis. Il était sûr que le destin, cette fois, ne le décevrait pas et placerait sur sa route, à l'heure inévitable, cette inconnue qui promenait son luxueux chagrin et son insatiable désir dans les mêmes exils. Et il ne fut pas étonné lorsqu'en un hôtel du Lido, après une année passée, il vit s'asseoir pour dîner à une table voisine la livide et belle voyageuse. Elle était seule. Ils se considérèrent et se sourirent tristement, fièrement, avec l'expression d'une certitude, d'une entente informulée. Peu après, ils erraient ensemble au bord de l'Adriatique. Les feux de Venise étincelaient à la limite obscure de la lagune.

Elle dit :

— ... Sur une plage, comme au premier jour de notre rencontre, là-bas, en Flandre : c'est ainsi que je vous retrouve. Depuis, je vous ai toujours aperçu, et vous le saviez, bien que je ne parusse pas vous voir. Je suis seule, maintenant. Vous ne me connaissez pas, je ne vous connais pas, mais nous souffrons du même mal. Cette pâleur... Cela ne trompe pas. Vous aussi, vous cherchez ce qui n'est pas. Vous avez quitté bien des femmes, vous avez pleuré d'être trahi souvent. Ah ! que les baisers sont amers ! Ma vie en est toute souillée et toute embaumée. Savez-vous qu'il y a très peu d'êtres comme vous et moi aujourd'hui ? Oui, vous le savez. Des êtres capables, en ce temps d'égoïsme forcené, d'être uniquement occupés d'amour ! Des chercheurs, des malades étranges... On est très peu, vraiment... Un tout petit peuple, presque une famille... On se reconnaît, on se devine, on s'attend à travers le vaste monde... On est amis, on est nés avec le même mal... Ce qui m'a prouvé que vous m'étiez destiné, c'est que jamais vous ne m'avez suivie. Et pourtant vous n'étiez pas jaloux de mes amants, et vous étiez assez sûr de vous pour entreprendre de m'enlever à eux. Vous sentiez bien que je ne les aimais pas. Non. Vous attendiez notre heure.

Il lui baisa la main. Elle ajouta :

— Vous avez devant vous une femme qui a mené une existence redoutable... Un combat sans merci... Je confrontais les hommes à mon désir d'absolu, et je les rejetais tour à tour... Je m'enivrais de la douleur des ruptures. J'ai fait du mal. Mon coeur a bien saigné aussi, tellement, tellement que ma vue se trouble et que je vis en chancelant... et que mon visage est couvert d'une pâleur éternelle... Comme le vôtre ! Ah ! que de complicités entre nous ! De combien de secrets brisés et refondus sera fait le secret qui nous lie ?

— Pourquoi dites-vous tout cela ? dit-il avec douceur. Nous savons tout l'un de l'autre. Je ne veux que vous.

— Je repartirai peut-être.

— Je vous attendrai encore... Mais je suis le terme de votre recherche, et c'est pourquoi je n'étais pas pressé, pas même curieux... Mon âme est un des points par où votre âme devait passer. Qu'importent vos actes et les miens ? Unissons nos désespérances et nos usures. Souffrons l'un de l'autre s'il le faut. Isolés dans ce destin, que pourrions-nous faire sans son ordre ? J'ai écarté toute femme de mon existence, qui en connut tant. Vous êtes incroyablement lasse. Une passion sans merci nous possède. Vivons d'elle jusqu'à ce qu'elle nous tue. La dernière forme de ma vie a votre forme.

— Ah ! dit-elle en pleurant, toi aussi, tu es la forme de ma vie. Oui, nous sommes si las que sans doute nous nous suffirons. Tout à l'heure je serai tienne et tu seras mien. Mais comprendrons-nous enfin l'un par l'autre ce que c'est que de sortir de soi-même ? Faudra-t-il pour cela mourir ensemble, est-ce à cette minute que nous saurons l'apaisement de notre affreux désir, vaste, impitoyable, infini ? Nous ne pouvons mourir que de lui, qui nous a fait vivre, nous, les sans but, les errants, les malades, les pâles d'amour !...

Comme il buvait silencieusement dans un baiser les larmes de l'amoureuse éperdue, il retrouva sur ses lèvres le goût salé de l'embrun de la plage flamande, le jour où il avait vu cette femme dans les bras d'un autre. Et sur la grève nocturne du Lido il eut la perception subite de quelqu'un d'invisible les regardant comme il l'avait fait, lui, Roger Steyne, d'un autre homme pour qui le quitterait un jour la chercheuse éternelle ! Et, désespérément, il resserra son étreinte sur sa déception certaine et future.


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A lire aussi, sur Anthologia : "Le regard dans l'infini" de Camille Mauclair (Les Clefs d'Or, 1897)

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