top of page

« Les souvenirs », par Philippe Jaccottet

Dernière mise à jour : 23 oct.

"Le tri des souvenirs obéit-il à une loi, ou se fait-il au hasard ?"

ree


Les souvenirs

Philippe Jaccottet, Tout n’est pas dit, 1994


Le tri des souvenirs obéit-il à une loi, ou se fait-il au hasard ? D’abord, cherchant ce qui surnage dans la mémoire d’une enfance qui paraît infiniment lointaine, et n’en découvrant que des fragments douteux et désordonnés, on croirait plutôt que le hasard seul les a dispersés. Des mille et une journées que dure l’enfance, du moment où l’on n’est plus un bébé jusqu’à celui où, vers dix ans, l’on devient un vrai petit garçon, qu’est-il advenu ? Elles ont disparu comme la neige au printemps, dont il ne subsiste ici ou là que quelques taches, protégées par l’ombre d’un arbre ou d’un mur : quelle est donc l’ombre qui garde certaines minutes de disparaître à jamais pour nous ? Il faudrait plutôt recourir à une comparaison contraire, et penser que la plupart des moments s’éteignent, et que si d’autres durent, c’est qu’ils avaient en eux comme un feu durable. Du bourg où l’on a vécu, par exemple, on ne revoit pas n’importe quelle demeure, mais celles qu’un mystère enveloppait : l’arsenal, dont le seul nom suffisait à créer l’image confuse de la guerre, la prison, aussi attirante qu’effrayante, vieille maison qui dominait de haut la rivière ; ou bien une grande pièce haute et toujours obscure dont les fenêtres donnaient sur la grand’rue — qui était en même temps la route cantonale, et le dimanche ses riverains tiraient une chaise sur le trottoir et regardaient passer les voitures, qui étaient encore presque une rareté —, grand salon où une dame qui vous semblait la plus vieille du monde, avec de longues robes noires et des colliers de jais, vous offrait du thé dans des tasses de nacre dont les reflets irisés étaient la seule lumière de la pièce (et l’intérieur des grands placards, quand on les ouvrait pour en tirer la boîte à biscuits ornée de motifs alpestres, était rouge sang-de-bœuf).

Hors de la ville, on se rappelle encore le quartier des hangars, des entrepôts, des scieries, des petites fabriques aux odeurs diverses, le long de la rivière que bordaient, plus loin, des talus où fleurissaient, au printemps, le tussilage nommé pas-d’âne ; de ce côté-là, la vallée se poursuivait, paisible, entre les coteaux ornés de forêts et de grandes fermes, jusqu’à une autre petite ville dominée par un sévère château…

A la fin de l’été, des fêtes de tir se tenaient sur des places herbeuses où l’on avait rapidement élevé de vastes tentes abritant les concurrents, ou les buveurs. Même les notables de la ville, dans leurs villas ou leurs petits manoirs éloignés du centre, pouvaient entendre tout l’après-midi l’écho des décharges répété par les falaises, et de temps en temps une fanfare, ou simplement le bruit confus de la foule… En fait, ce qui nous reste, ce sont les choses profondes, qui touchent aux plus secrets besoins de notre cœur : ce qui effraie ou exalte, batailles ou fêtes, et une magie encore plus cachée qui s’exprime à travers les fleurs, les eaux, le passage des saisons. Ainsi arrive-t-il qu’on n’oublie jamais un simple feu allumé dans la nuit, une cloche annonçant la guerre à l’assemblée muette des montagnes, ou même les pas d’une personne connue, tel soir d’été, au-delà des murs du jardin…

© Anthologia, 2025. Tous droits réservés.

bottom of page