"Les trous du masque", par Jean Lorrain
Jean Lorrain Les trous du masque
Bibliothèque-Charpentier, 1895
I
« Vous voulez en voir, m’avait dit mon ami de Jakels, soit, procurez-vous un domino et un loup, un domino assez élégant de satin noir, chaussez des escarpins et, pour cette fois, des bas de soie noire et attendez-moi chez vous mardi. Vers dix heures et demie, j’irai vous prendre. »
Le mardi suivant, enveloppé dans les plis bruissants d’un long camail, un masque de velours à barbe de satin assujetti derrière les oreilles, j’attendais mon ami de Jakels dans ma garçonnière de la rue Taitbout, tout en chauffant aux braises du foyer mes pieds horripilés par le contact irritant de la soie ; dehors les cornets à bouquin et les cris exaspérés d’un soir de carnaval m’arrivaient confus du boulevard.
Assez étrange et même inquiétante à la longue, en y réfléchissant, cette veillée solitaire d’une forme masquée affalée dans un fauteuil, dans le clair obscur de ce rez-de-chaussée encombrés de bibelots, assourdi de tentures avec, dans les miroirs pendus aux murailles, la flamme haute d’une lampe à pétrole et le vacillement de deux longues bougies très blanches, sveltes, comme funéraires ; et de Jakels n’arrivait pas. Les cris des masques éclatant au loin aggravaient encore l’hostilité du silence, les deux bougies brûlaient si droites qu’un énervement finissait par me prendre et, soudain effaré devant ces trois lumières, je me levai pour aller en souffler une.
En ce moment, une des portières s’écartait et de Jakels entra.
De Jakels ? Je n’avais entendu ni sonner ni ouvrir. Comment s’était-il introduit dans mon appartement ? J’y ai songé souvent depuis ; enfin de Jakels était là devant moi ; de Jakels ? C’est-à-dire un long domino, une grande forme sombre voilée et masquée comme moi :
« Vous êtes prêt, interrogeait sa voix que je ne reconnus pas, ma voiture est là, nous allons partir. »
Sa voiture, je ne l’avais entendue ni rouler ni s’arrêter devant mes fenêtres. Dans quel cauchemar, dans quelle ombre et dans quel mystère avaisje commencé à descendre. « C’est votre capuchon qui vous bouche les oreilles, vous n’avez pas l’habitude du masque », pensait à haute voix de Jakels qui avait pénétré mon silence : i avait donc ce soir toutes les divinations et, retroussant mon domino, il s’assurait de la finesse de mes bas de soie et de mes minces chaussures.
Ce geste me rassurait, c’était bien de Jakels et non un autre qui me parlait sous ce domino, un autre n’aurait pas eu souci de la recommandation faite à moi par de Jakels il y avait une semaine. « Hé bien, nous partons », commandait la voix, et dans un bruissement de soie et de satin qu’on froisse, nous nous engouffrions dans l’allée de la porte cochère, assez pareils, il me sembla, à deux énormes chauves-souris, dans l’envolement de nos camails soudainement relevés au-dessus de nos dominos.
D’où venait ce grand vent ? ce souffle d’inconnu ? La température de cette nuit de mardi gras était à la fois si humide et si molle.
II
Où roulions-nous maintenant, tassés dans l’ombre de ce fiacre extraordinairement silencieux, dont les roues, pas plus que les sabots du cheval, n’éveillaient de bruit sur le pavé de bois des rues et le macadam des avenues désertes ?
Où allions-nous le long de ces quais et de ces berges inconnues à peine éclairés çà et là par la lanterne falote d’un antique réverbère ? Depuis longtemps déjà nous avions perdu de vue la fantastique silhouette de Note-Dame se profilant de l’autre côté du fleuve sur un ciel de plomb. Quai Saint-Michel, quai de la Tournelle, quai de Bercy même, nous étions loin de l’avenue de l’Opéra, des rues Drouot, Le Peletier et du centre. Nous n’allions même pas à Bullier, où les vices honteux tiennent leurs assises et, s’évadant sous le masque, tourbillonnent presque démoniaques et cyniquement avoués les nuits de mardi gras, et mon compagnon se taisait.
Au bord de cette Seine taciturne et pâle, sous l’enjambement de ponts de plus en plus rares, le long de ces quais plantés de grands arbres maigres aux branchages écartés comme des doigts de mort une peur irraisonnée me prenait, une peur aggravée par le silence inexplicable de de Jakels ; j’en arrivai à douter de sa présence et à me croire auprès d’un inconnu. La main de mon compagnon avait saisi la mienne, et, quoique molle et sans force, la tenait dans un étau qui me broyait les doigts… Cette main de puissance et de volonté me clouait les paroles dans la gorge et je sentais sous son étreinte toute velléité de révolte fondre et se dissoudre en moi ; nous roulions maintenant hors des fortifications, par des grandes routes bordées de haies et de mornes devantures de marchands de vins, guinguettes de barrières depuis longtemps closes ; nous filions sous la lune qui venait enfin d’écorner une bande de nuages et semblait répandre sur cet équivoque paysage de banlieue une nappe grésillante de mercure et de sel ; à ce moment il me sembla que les roues du fiacre, cessant d’être fantômes, criaient dans les pierrailles et les cailloux du chemin.
« C’est là, murmurait la voix de mon compagnon, nous sommes arrivés, nous pouvons descendre », et comme je balbutiais un timide : « Où sommes-nous ? — Barrière d’Italie, hors des fortifications, nous avons pris la route la plus longue, mais la plus sûre, nous reviendrons par une autre demain. » Les chevaux s’arrêtaient et de Jakels me lâchait pour ouvrir la portière et me tendre la main.
III
Une grande salle très haute aux murs crépis à la chaux, des volets intérieurs hermétiquement clos aux fenêtres ; dans toute la longueur de la salle des tables avec des gobelets de fer blanc retenus par des chaînes et, dans le fond, surélevé de trois marches, le comptoir en zinc encombré de liqueur et de bouteilles à étiquettes coloriées des légendaires marchands de vin ; là-dessus le gaz sifflant haut et clair : la salle ordinaire, en somme, sinon plus spacieuse et plus nette, d’un troquet de barrière, dont le commerce irait bien. « Surtout pas un mot à qui que ce soit, ne parlez à personne et répondez encore moins, ils verraient que vous n’êtes pas des leurs, et nous pourrions passer un mauvais quart d’heure. Moi, l’on me connaît », et de Jakels me poussait dans la salle.
Quelques masques y buvaient, disséminés. À notre entrée, le maître d’établissement se levait et pesamment, en traînant les pieds, venait au-devant de nous comme pour nous barrer le passage. Sans un mot, de Jakels soulevait le bas de nos deux dominos et lui montrait nos pieds chaussés de fins escarpins ! c’était le Sésame, ouvre-toi ! Sans doute de cet étrange établissement ; le patron retournait lourdement à son comptoir et je m’aperçus, chose bizarre, que lui aussi était masqué, mais d’un grossier cartonnage burlesquement enluminé, imitant un visage humain.
Les deux garçons de service, deux colosses velus aux manches de chemise retroussées sur des bras de lutteurs, circulaient en silence, invisibles, eux aussi, sous le même affreux masque.
Les rares déguisés, qui buvaient assis autour des tables, étaient masqués de satin et de velours, sauf un énorme cuirassier en uniforme, sorte de brute à la mâchoire lourde et à la moustache fauve attablé auprès de deux élégants dominos de soie mauve, et qui buvait à face découverte, les yeux bleus déjà vagues, aucun des êtres rencontrés là n’avait visage humain. Dans un coin, deux grands blousards à casquettes de velours, masqués de satin noir, intriguaient par leur élégance suspecte ; car leur blouse étaient de soie bleu pâle et, du bas de leurs pantalons trop neufs, s’effilaient d’étroits orteils de femme gantés de soie et chaussés d’escarpins ; et, comme hypnotisé, je contemplerais encore ce spectacle si de Jakels ne m’avait entraîné dans le fond de la salle, vers une porte vitrée fermée d’un rideau rouge. Entrée du bal, était-il inscrit au-dessus de cette porte en lettres historiées d’apprenti rapin ; un garde municipal montait d’aille