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Léon Deubel : brève et intense correspondance

Dernière mise à jour : 27 févr. 2021

"Je veux arriver à créer des poèmes qui sauront émouvoir au moins une élite et que j'animerai de tout mon amour de la vie et parfois de toutes mes tristesses acquises. Je ne vis plus que de ce rêve enchanté."

Léon Deubel, dans une lettre à son ami J.-B. Carlin

Paris, 11 octobre 1900



Nous évoquions, dans le précédent article sur Léon Deubel, une vie faite de misères, de déceptions, d'attentes infructueuses... mais aussi de puissants liens d’affection, notamment entre Deubel, Louis Pergaud et Eugène Chatot. La correspondance de Deubel atteste de la force de ces amitiés. Le volume de lettres choisies, publié par Chatot lui-même en 1930, — dix-sept ans après la mort de son ami —, se propose de retracer la vie du fameux poète maudit, à travers sa correspondance. Le courrier de Deubel était adressé comme il le pouvait à ceux qui continuaient à le suivre dans ses égarements et ses pérégrinations. On assiste ainsi à son quotidien de répétiteur au collège d'Arbois, puis à celui de Saint-Pol, à ses voyages en Italie (où il est "parfaitement et égoïstement heureux", comme il l’écrit dans une lettre à Chatot, du 19 octobre 1903), et enfin à ses errances futures à Paris, celles-là mêmes qui le conduiront à la mort. Le fidèle Eugène Chatot, camarade de classe, compagnon de jeunesse, et confident des enthousiasmes et des désillusions, ainsi qu'il se décrit dans la préface de l'ouvrage auquel il s'est attelé après la mort de son ami, brosse un portrait touchant et humain de Deubel. En réunissant les dernières lettres, heureusement conservées, il fait vivre la mémoire d'un poète brillant, mais trop vite oublié. C'est d'ailleurs la mission qu'il s'est efforcé de mener à bien, comme il en témoigne à la fin de l'introduction du volume : "Puissent ces lettres choisies (...) servir la mémoire du poète en éclairant certaines parties de l'oeuvre volontairement obscures. Puissent-elles aussi, en le faisant mieux connaître, faire plaindre et aimer l'homme."

Beaucoup d'orgueil, sous la plume de Deubel, et une certaine fierté qui le retint à plusieurs reprises de demander de l'aide matérielle à ses connaissances... mais aussi un sens de l'espoir, qu'il conservera contre vents et marées pendant sa courte existence. Ce fil rouge de courage et d'illusions parmi ses déroutes se suit avec émotion dans la correspondance à ses amis, que nous devons au travail de Chatot. En voici quelques extraits choisis.


"(...) Précocement misanthrope, déjà changeant dans ses affections et n'aimant à vrai dire que les poètes et la poésie, il vivait farouche, drapé dans son macfarlane, et toujours abîmé dans son rêve intérieur."

Eugène Chatot à propos de Léon Deubel, dans la préface des Lettres (publication : 1930)



Léon Deubel dans un cimetière. Photo de Louis Pergaud, 1902

Collection Bibliothèque Municipale de Belfort, Fonds Deubel



Volume des lettres choisies de Léon Deubel

Photo personnelle



"Ne vous offensez pas de cette confidence. Je suis un homme à supporter la misère comme pas un. Je suis éprouvé de longue date (...). En outre, le moral, chez moi, n'est jamais atteint et, sauf les jours où le vent que j'ai chanté me transit désagréablement, la plus insignifiante de mes rêveries arrive à me distraire de ces réalités."

A Léon Bocquet

Paris, le 19 décembre 1904



"Je te dois une longue lettre. Notre vie est si monotone, d'une trame si uniforme, qu'elle arrive à endormir le souvenir. J'ai pu ainsi quelques temps oublier la pensée que tu m'as vouée parmi les choses natales auxquelles je me sens désormais étranger. De courtes lettres d'affaires adressées à mes deux oncles sont aujourd'hui les seuls liens que je consente avec mon pays. Est-il n'est-ce pas ? assez ingrat, ennuyeux et bête ? ni la beauté des lignes de son horizon, ni une certaine harmonie suburbaine ne sont des appas suffisants pour capter une âme de poète. (...) Du plus profond et du plus vrai de mes souvenirs d'enfance, je ne retrouve pas trace d'un de ces refuges naturels où j'eusse aimé à conduire une peine naissante."


A Louis Pergaud

Nancy, le 14 mai 1903



"Tu veux qu'avant d'écrire on précise en soi l'idée. Tu parles de marbre et de statue. Va dire cela à Heredia. Il ne s'agit heureusement plus du Parnasse qui est archi-périmé. Il s'agit, selon moi, de ne pas être un retardataire et de suivre le courant de la poésie moderne. Or, depuis Verlaine, la mode est au flou, à l'inachevé, au rare. Je ne suis et ne veux être qu'un minutieux ouvrier de bibelots étranges. Tu as raison ; n'écrivons que selon une vision intérieure, mais dépêchons-nous de traduire cette vision pendant qu'elle est vivace et traduisible. Si nous nous arrêtons à des questions de pur métier, comme celle d'une ordonnance de détails harmonieux, la pensée détournée un instant se réfrigère et les mots qui vivaient d'une vie intense dans la flambée de l'évocation tombent sur le papier, mornes et insignifiants. Le beau résultat de tes scrupules ! On aboutit à un vers marmoréen peut-être, durement élaboré, mais qui n'a plus d'ailes."

A J.-B. Carlin

Paris, 1900



"Toute ma théorie de l'art repose sur un syllogisme dont les prémisses sont discutables et qui aura pour toi un bon fumet de sophisme : 1° Je suis poète, 2° Or tout poète trouve en lui sa notion d'Harmonie, 3° donc tout ce que je fais est harmonieux. Ça te renverse, hein !

Je continue. Il est parfaitement convenu que l'Idée n'a rien à voir à la discussion. Je n'ai pas d'idées et je ne veux pas en avoir, parce que l'idée bannit l'émotion vraie et ne peut atteindre qu'à l'éloquence."


A J.-B. Carlin

Paris, 1900



Dans un de ses rares éclats de bonheur, il écrit à Eugène Chatot, le 26 octobre 1903, alors qu'il se trouvait dans la commune de Fiesole, en Toscane :


"La journée est trop belle, les collines trop blondes, l'invite de la Beauté de la Terre trop impérieuse pour que j'écrive davantage aujourd'hui."



"Vous me pardonnerez de ne pas vous envoyer mes poèmes principaux. La plus légère critique me fait trop de mal aujourd'hui pour que je puisse l'accepter, fût-ce de vous qui êtes bon et qui m'aimez. Je ne sais trop comment je pourrai un jour affronter le public. J'aime hélas ! mes vers encore plus que la poésie et j'ai l'épiderme d'un sensible!... C'est là une des raisons pour lesquelles je ne veux ni les montrer ni les publier. J'en arriverai à tirer mes livres à 5 exemplaires et à interdire aux critiques d'en parler."


A Roger Frêne

18 août 1909



"Et maintenant, après 16 mois de cette vie déprimante, pleine de tracas et de soucis, après tant de privations et de travail (car j'ai travaillé ferme et vais publier un livre cet automne) me voici tout à fait névrosé et malade, sans forces et déjà mort plus qu'à moitié. J'en suis arrivé à prendre de la strychnine et de l'arsenic et des vins toniques. Celui qui pourrait me trouver un petit coin, n'importe où, hors d'ici, me sauverait la vie, s'il en est temps encore. Ah ! on ne saura jamais combien j'aurai souffert de ne pouvoir mener la vie saine que j'ai rêvée loin des hommes !"


A Louis Pergaud

Paris, le 30 juillet 1906



"Votre lettre m'a bien amusé. On voit que vous ne me connaissez pas pour risquer une proposition pareille. Mon cher ami, je suis l'homme le plus timide, le plus sauvage, le plus insociable du monde. En outre, je n'ai aucun talent dramatique. Je ne vois pas Léon Deubel sur une scène, non vraiment, jouant devant six mille personnes, lui qui devant quatre personnes assemblées rougit et balbutie. Connaissez-vous un remède à cette terrible maladie appelée la timidité ? Vous pourriez me sauver la vie. Elle est la cause de tous mes déboires, de tous mes insuccès, de ma misanthropie. Cela me paraît incurable."


A Roger Frêne

13 mai 1907


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