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"Maladies de cœur" – Un conte du Chat Noir, par George Auriol

"Le cœur manœuvre l'homme à son gré ; il peut en faire selon sa fantaisie un assassin, un lâche ou un brave qui se suicide, un fou ou un héros. Et il me semble que cette puissance-là vaut bien qu'on l'admire."

Portrait de George Auriol



"Maladies de cœur"

George Auriol

Le Chat noir, 6 février 1886



Pas de cœur ! — Je n'ai jamais pu entendre formuler cette exquise absurdité sans éclater de rire avec infiniment de pitié. Comme s'il y avait des gens qui n'ont pas de cœur ! Sans doute on serait plus heureux sans cœur, et l'homme qui pourrait se vanter de n'avoir rien dans la poitrine serait à deux doigts d'un bonheur que personne n'a jamais soupçonné. Et pourtant, malgré la tyrannie perpétuelle de ce viscère, et les menus supplices qu'il ne cessera de me prodiguer jusqu'au jour — très prochain peut-être — où, las de moi, il se détraquera définitivement dans un suprême raffinement de cruauté — j'aime encore mieux avoir un cœur !

C'est assez bizarre, mais voilà comme on est bâti, car après tout, c'est peut-être encore meilleur de souffrir.

Pas de cœur ! La bonne plaisanterie ! Tout le monde a un cœur, et j'estime même que les plus pures canailles d'ici-bas ont leur petite part de cette inestimable chose qu'on appelle non pas un cœur, mais "du cœur". Et je parierais qu'il y a beaucoup de gens qui sont de mon avis, sans en avoir l'air — soit parce qu'ils s'examinent trop superficiellement, soit parce qu'ils croiraient salir leur dignité en s'avouant intérieurement une pareille énormité.

On s'imagine que pour avoir véritablement du cœur, il faut avoir le "cœur sur la main". Cela est d'une inexactitude amère, attendu qu'à quelques exceptions près, la plupart des "cœurs sur la main" sont des farceurs de la plus belle eau, et qui ne pensent pas un mot de la magnanimité qu'on leur attribue. Je me souviens d'une fille qui avait au corps tous les diables connus, et peut-être d'autres encore. Elle se moquait de tout, riait de tout et arborait cette devise superbe : "J'connais mon cœur !". Elle le connaissait si bien qu'elle se l'est troué d'un coup de revolver. Elle était sincère, et je conseille à ceux qui badinent avec la petite bête du côté gauche de chercher à comprendre toute la grandeur de cet admirable cri d'une femme de joie :

— Ah ! Connaître son cœur ! La belle chose !

Je n'irai pas comme certains poètes jusqu'à comparer mon cœur à un océan, à une prison, à une armoire ou à un cimetière, mais je le considère comme le maître absolu de moi-même, comme un suzerain, auprès duquel mon âme et ma cervelle ne sont que deux petites esclaves assez faiblottes et secondaires. Le cœur manœuvre l'homme à son gré ; il peut en faire selon sa fantaisie un assassin, un lâche ou un brave qui se suicide, un fou ou un héros. Et il me semble que cette puissance-là vaut bien qu'on l'admire.

Ce qui fait qu'on aime son cœur par-dessus tout, c'est que s'il est capable des pires félonies, il agit toujours avec la plus grande irréflexion, et garde jusqu'au bout le plus superbe dédain de son existence.

Pas de cœur ! Allons donc ! il n'y a que ça. Quand le cœur est pris, tout est pris. Tant pis ! tant mieux ! Qu'importe ! Et à Dieu vat ! — Moi je trouve ça très beau !


La spontanéité avec laquelle le cœur s'ouvre et s'emporte est surtout remarquable dans les choses de la rue.

En effet on voit chaque jour des gens s'éprendre follement d'une modiste entrevue dans un magasin, ou d'une dame rencontrée sur un boulevard ; d'autres s'énamourent soudainement d'un portrait, d'un mannequin, d'une photographie d'actrice, ou d'une femme peinte sur une affiche.

Le coiffeur Jonathan ayant observé cette extraordinaire sentimentalité des badauds, promeneurs et passants, résolut d'en tirer parti.

Il fit donc installer au milieu de son luxueux étalage une tête de femme vraiment merveilleuse. Les cheveux poudrés, artistement échafaudés, étaient semés de pierreries. Un halo bleuâtre avivait l'éclat de son oeil diabolique, et ses lèvres éclatantes souriaient d'une façon remarquablement ensorcelante. Par quelles complications avait-il obtenu ce chef-d'oeuvre de mécanique ? Quel Vaucanson avait conçu cette poupée surprenante ? Ses yeux s'ouvraient, se fermaient et s'agitaient. Sa gorge blanche se soulevait comme une gorge qui respire. Sa bouche avait la mobilité d'une véritable bouche. Parfois elle promenait sa langue sur ses dents fines... — et si les mannequins s'ennuient de leur sort monotone, cette prestigieuse poupée devait s'ennuyer terriblement, car on la voyait bâiller...

Chose incroyable et qui surpasse toute imagination, son visage se couvrait parfois d'un incarnat passager, puis reprenait sa matité, comme si un sang véritable avait couru dans cette cire.

Il ne fut bientôt plus question que de Jonathan. Le magasin de l'artiste capillaire regorgea de clients riches et fatalement quelqu'un devint éperdument amoureux de sa poupée.

Ce fut le docteur Black.


M. Black passait des heures entières devant la vitrine de Jonathan, en proie à une extrême émotion. Il eût donné sa vie pour une mèche de cheveux de l'automate.

L'intensité de cette passion devint bientôt telle, que des troubles cérébraux très graves atteignirent le pauvre homme — si bien qu'au bout de quelques jours, il était persuadé — ô folie ! — que la poupée répondait à ses oeillades par des oeillades non moins chaleureuses, et qu'elle l'aimait.

Certes, on pourrait taxer cela de stupidité, si les hommes les plus sages n'avaient été de tous temps conduits aux plus invraisemblables sentiments par l'objet aimé, fût-il artificiel.

Oh ! posséder ce buste, le dérober à la curiosité vorace de la foule... Avoir pour lui seul cette poupée fascinatrice ; pour lui seul, dans sa chambre verrouillée... La contempler jour et nuit... S'abîmer dans une adoration perpétuelle !... Tel était l'idéal insensé et platonique de M. Black.

Un soir donc, résolu d'aller jusqu'au crime s'il le fallait, il entra chez Jonathan, à l'heure de la fermeture. Ayant trouvé le coiffeur qui sommeillait dans un coin, il lui glissa sous le nez un flacon de chloroforme, afin de lui communiquer une torpeur durable.

Puis, ayant fermé la porte, ivre de joie, il se précipita vers l'étalage.

Mais quel ne fut pas son étonnement en voyant le mannequin tourner la tête de son côté pour lui adresser ce doux regard qu'il avait si souvent savouré. Et cet étonnement fut de la stupeur et de l'effroi lorsqu'il entendit la dame de cire murmurer :

— Je t'aime !

Si grande cette stupeur, qu'il sentit son sang affluer dans sa poitrine, ses yeux battre, et qu'il s'évanouit. Quand il revint à lui, l'adorable tête était penchée sur la sienne, si près, qu'il sentit comme un frisson, une respiration douce lui caresser le visage. Il crut délirer. Mais c'était bien elle avec son sourire charmeur et ses grands yeux noirs.

— Je t'aime, répéta la dame... emporte-moi ! Elle se tut un instant, puis reprit : — Fuyons ! sauvons-nous ! Je ne suis pas une poupée, je suis sa femme ! Je t'aime ! Prends-moi ! vole-moi ! emporte-moi bien loin de ce monstre qui me torture !

Alors le visage rayonnant du docteur s'assombrit soudainement. Il sentit son cœur se serrer affreusement. Son rêve s'effrondrait, se dissolvait. Voilà que cette poupée était une femme, une vraie femme, et que ce buste avait un corps.

— Ah ! jamais ! jamais, cria-t-il en s'arrachant à l'étreinte, et il se sauva effaré.


Le lendemain, la poupée était dans la vitrine, avec une crêpe dans ses cheveux poudrés. Personne ne sut pourquoi. On remarqua seulement que ses lèvres étaient blêmes, et ses yeux battus. De jour en jour ses joues se creusèrent, son visage se décolora, son regard s'éteignit. Elle est morte de langueur.

Et le docteur est à Charenton.



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