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Stendhal ou "L'éducation de la haine" (Paul Arbelet)


Henry Beyle jeune




Extrait de :

Paul Arbelet

La jeunesse de Stendhal

(1919)




L'EDUCATION DE LA HAINE



« Ce sont les passions fortes qui, nous arrachant à la paresse,

peuvent seules nous douer de cette continuité d'attention

à laquelle est attachée la supériorité d'esprit. »


Helvétius, De l'Esprit



« Peut-être la dureté et la ruse fournissent-elles des conditions

plus favorables pour l'éclosion des esprits robustes

et des philosophes indépendants que cette bonhomie

pleine de douceur et de souplesse, cet art de l'insouciance

que l'on apprécie à juste titre chez les savants. »


Nietzsche, Par delà le Bien et le Mal




"C'est ainsi qu'entre Séraphie, Chérubin Beyle et l'abbé Raillanne, Stendhal reçut, tout petit, la forte éducation de la haine. Elle lui fut pleinement bienfaisante. A dix ans cet enfant est déjà lui même ; il sait vouloir ; il juge et condamne les siens. Sans peur, sans faiblesse, tout seul contre ces grandes personnes, il lutte, et s'exaspère dans la bataille, loin de s'amollir et de céder. Et ce sera lui-même, à la fin, qui triomphera. Il se fera libre ; à quinze ans il choisira sa vie.


Mais libre, ne l'a-t-il pas toujours été, puisqu'il a conquis, dès qu'il a su penser, cette indépendance intérieure qui est le signe des forts ? Il a déjà le douloureux courage de vivre presque isolé, préludant ainsi, dès son enfance, à la solitude qui sera celle de sa maturité et de sa vieillesse. Il est seul dans sa famille comme il le sera dans la société, comme il le sera dans la littérature. Il forme un petit monde indépendant à l'âge où l'enfant est d'habitude tout mêlé encore à la vie de la famille, comme une cellule dans un organisme. Ces liens de la vie et du sang, Henri Beyle, par la haine, les a coupés tout petit.


Déplorable à bon droit aux yeux d'un père de famille, cette indépendance agressive est pour nous le signe très rare d'une originalité précoce, et c'en est aussi la cause. Elle accoutuma dès le principe Henri Beyle à se détacher de l'opinion des autres. Dès l'abord, il refuse, déteste les idées que son père lui veut inculquer. Il en cherche « le ridicule ». Au lieu de débuter par la croyance et de n'apprendre que tardivement l'esprit critique, c'est à critiquer qu'il s'exerce de prime-saut. Exercice prématuré sans doute, mais singulièrement brave et fortifiant.


L'enfant y prendra, c'est vrai, le goût des négations hâtives, et la manie des paradoxes. Mais aussi quel juste mépris des idées toutes faites, de tous les préjugés qu'on impose, et qui ne s'imposent pas. Il les rejette allègrement. Il n'a aucun respect intellectuel. Il n'aura même pas celui de la morale courante. A vrai dire, il n'en acceptera aucune. C'est ici bien moins affaire de raisonnement que de sentiment. Pour s'être trop tôt révolté contre les prédicateurs domestiques qui lui enseignaient leur morale, Beyle a perdu tout enfant cet instinct qui forme, par delà leur réflexion, la morale de la plupart des hommes. Séraphie, Chérubin, Raillanne, l'ont dégoûté de la vertu.


Aussi bien que respectera-t-il ? Le respect sera, je crois, le sentiment le plus ignoré de Stendhal. Aura-t-il celui des institutions sociales ? Mais l'enfant qui apprend aussi jeune à mépriser l'autorité de son père et de son maître se prépare mal à vénérer plus tard l'autorité des gouvernements. Il restera partout un indiscipliné. Il ne connaîtra pas plus la docilité du fonctionnaire qu'il n'a connu celle de l'élève ou celle du fils. En revanche, grâce à pareille âme de révolté, il saura, dans ses ouvrages, parler librement des hommes, des institutions et des moeurs devant lesquels s'inclinent les autres. Aucun scrupule gênant ne l'empêchera de trouver la vérité, ni d'oser la dire.


Conséquences éloignées de cette haine puérile ; il en est de plus proches. La haine, comme l'amour, a des cristallisations singulières. Parce que Beyle déteste son père, sa tante, et son précepteur, il détestera Grenoble, par contagion. Ce déplaisant trio va lui salir sa ville natale. « Tout ce qui me rappelle Grenoble me fait horreur ; non, horreur est trop noble, mal au coeur ». Cette haine pour Grenoble décidera de sa vie. Dès le temps de l'abbé Raillanne, il songe à fuir. A dix-sept ans, il s'échappera enfin de ce pays odieux. Et, pour avoir tout enfant considéré la ville natale comme une geôle, il ne sera jamais, ainsi que tant d'autres, retenu, ou du moins ramené, dans sa petite patrie.


Avant même de l'avoir quittée, Beyle est déjà un déraciné. En même temps que la ville, il a pris en aversion cet esprit bourgeois qu'il confond avec elle, c'est-à-dire « tout ce qui est bas et plat sans compensation, tout ce qui est ennemi du moindre mouvement généreux, tout ce qui se réjouit du malheur de qui aime la patrie ... » Par haine de Grenoble et des bourgeois qui l'y ont élevé, il sera plus tard, à sa façon, une sorte de bohème étranger à la société où il vit, et il pillera sans vergogne les jouissances qu'il y pourra trouver. Comme un intrus dans la cité, il ne respectera de ses habitants ni les sentiments ni les femmes. Et c'est ainsi que Chérubin Beyle et l'abbé Raillanne contribuèrent à faire de leur disciple un romantique.


(...)


Henri Beyle ne se dépouilla jamais tout à fait de sa misanthropie d'enfant. II en garda au fond du coeur quelque chose de malheureux et d'aigri. Cette vieille rancune contre les hommes, qu'il avait prise tout petit, lui revint toujours, par accès, comme un mal invétéré. Elle troubla les meilleures joies de sa vie. Au milieu des abandons les plus confiants, avec la brusquerie d'un caprice mauvais, une défiance ironique et cruelle surgissait du fond de lui-même. Il ne savait pas plus s'en défendre que la cacher aux autres. Ainsi lui arriva-t-il de gâter des amitiés qui s'offraient, des amours qui s'étaient donnés déjà. Ce fut là le détraquement profond de sa sensibilité. De telles bizarreries parurent inexplicables à tous ceux, amis ou lecteurs, qui ignoraient sa douloureuse enfance de soupçons et de haine. Ils lui reprochèrent son mauvais caractère, et ne surent pas reconnaître en Stendhal un tendre qui a mal tourné.


Misanthrope et défiant, Beyle prit l'habitude de ne jamais dire à personne le meilleur et l'essentiel de lui-même. Qui a peu de confiance dans les autres ne donne en pâture à leur malignité que le moins possible de sa vie profonde ; il livre bien ses théories et ses idées, mais ne laisse rien voir de son coeur. Le silence ne suffit pas encore. Le meilleur moyen de n'être pas victime des hommes, n'est-ce point de les faire vos dupes ? Si l'on vous croit un coeur sec et méchant, on ne pensera point à salir les illusions tendres dont vous faites votre vie secrète. Et Beyle mettra un masque de comédie sur une âme tragique.


C'est ainsi qu'enfant, adolescent, vieillard, Beyle jouera toujours son rôle ; le masque ne se lèvera jamais, ni devant la foule, cela va de soi, ni même devant les amis, sauf deux ou trois, les plus discrets et les plus silencieux. Et ce rôle, Stendhal le continuera pour la postérité. Aujourd'hui encore, combien de critiques ne voient que le costume et l'attitude de scène, et s'acharnent contre ce Stendhal, qui n'est que la caricature volontairement fausse du véritable Henri Beyle. Mais si Beyle, dissimulé dans sa famille, impénétrable à ses amis, a encore trompé, cinquante ans après sa mort, quelques-uns de ses historiens, c'est Chérubin Beyle, c'est Séraphie, c'est l'abbé Raillanne qui en sont cause. L'enfant qui ferma devant eux les secrets de son coeur n'osa plus jamais être tout à fait franc avec personne. Il était devenu, grâce à eux, l'être le plus « sournois ». Avec quelques atténuations, il le resta.


De la misanthropie, de la défiance, une espèce d'hypocrisie, ce sont les fruits amers de la haine. Mais cette haine eut pour Beyle une conséquence plus heureuse. Elle lui apprit à réfléchir et à observer. Tout enfant, refoulé en lui-même, il médite ; durement heurté par les choses et les hommes, il les regarde d'un regard sans illusion. La souffrance ne peut être distraite comme le bonheur. Il sait donc voir le monde avec le prudent mépris qui convient pour le bien voir. L'âpreté de l'expérience est déjà dans ce regard candide. Les laideurs du réel lui apparaissent avant ses beautés. Il est même porté à les exagérer.


N'importe, cela fera de lui l'observateur précoce de la nature humaine, le psychologue si tôt averti, qui apparaît dès les premières pages du Journal. Mais il ne faudra plus être surpris que le réalisme de Stendhal manque parfois de sérénité ; qu'il outre et qu'il noircisse ; qu'il paraisse souvent dur et sec : l'auteur du Rouge avait appris lui aussi, comme Julien Sorel, à connaître les hommes, dès son enfance, par la douleur et par la haine.


La haine, ce qui est assez naturel, rendit Stendhal méchant. Mais il n'est pas moins vrai de dire qu'elle le rendit en même temps plus sensible et plus tendre. Nous le savons déjà, ses rancunes lui venaient de son coeur trop aimant. Mais, par une réaction naturelle, cette haine, produite par une sensibilité trop vive, va l'aviver encore ; elle va surtout lui donner une profondeur et une finesse, qui, sans elle, lui auraient peut-être manqué.


« Haïr n'est pas un plaisir, a écrit Beyle dans Racine et Shakespeare, ... c'est une peine, et une peine d'autant plus vive, qu'on a plus d'imagination ou de sensibilité. » Il a donc souffert de sa jeune haine. Que cette souffrance là l'ait rendu meilleur, je n'en crois rien. Mais elle exerça tout au moins son âme ; elle ne laissa point s'endormir dans l'apathie un coeur inoccupé ; elle le remplit de passions amères, au temps où les enfants n'ont d'habitude d'autres joies que leurs jeux, et d'autres douleurs que le travail. Déjà le deuil de sa mère avait donné à Beyle l'expérience de la mélancolie. La haine vint ajouter à cette souffrance une souffrance nouvelle : celle-ci était une rage inassouvie et silencieuse, un dégoût furieux, et surtout le désespoir d'être faible et petit, toujours vaincu.


Une formation précoce de la volonté, le courage de vivre seul en face de soi-même, une âme libre chez un enfant de dix ans, l'habitude prématurée de ne respecter aucune tradition, aucune autorité, aucune croyance, un développement étrange et rare de l'esprit critique ; —

par ailleurs le dégoût de sa ville natale, le besoin, dès son enfance, de s'évader hors de cette existence bourgeoise et plate, et, en attendant, une âme pleine de chimères romantiques ; — plus encore que le jugement ou l'imagination, une sensibilité profondément altérée, une inguérissable défiance étendue à tous, et, de peur d'être dupe et victime, la résolution de se masquer à jamais pour jouer son rôle devant les hommes ; — avec une expérience trop prompte des plus amères réalités, l'habitude de les observer ; — enfin, par un effet contraire, la haine avivant la sensibilité, et l'affinant ; — cet ensemble si disparate d'idées et de sentiments, n'est-ce point en quelque façon tout Stendhal ?"



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Source :

Arbelet - La jeunesse de Stendhal 1
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