Irène de Palacio
- il y a 4 jours
Dernière mise à jour : 10 avr. 2023
Joseph Vernet
Dessinateurs Face À Une Cascade Au Pied Du Tivoli, 1750
Extraits de :
par Stanislas Paczynski
Charles Baudelaire
Paradis artificiels
"Baudelaire a toujours été particulièrement sensible à la vision de l’eau, même lorsqu’il n’était pas sous l’effet des stupéfiants. Il y a, comme l’écrit Bachelard, “dans la substance de l’eau un type d’intimité, intimité bien différente de celles que suggèrent les profondeurs du feu ou de la pierre“. Rarement stagnante, l’eau se présente souvent pour Baudelaire sous forme de cascade, ou de jet d’eau.
Dans Le poème du haschisch, le lecteur retrouve une variante de Du vin et du haschisch :
L’harmonie qui se dégage de ces eaux est due, pour une bonne part, au caractère sonore des éléments. Ainsi dans Le Spleen de Paris, les mangeurs de lotus connaissent les
Le poète semble organiser les sons qu’il entend ; ils prennent alors une valeur et produisent un effet. Et voilà que Baudelaire entend “la musique des eaux jaillissantes“. Le bruit se transforme en son déterminé qui, lui-même, devient musique.
Mais il ne s’agit bien là que d’une certaine musique. Il est difficile de saisir ce que Baudelaire perçoit véritablement, car cette musique là se forme en réalité dans l’esprit du poète, comme les sons auxquels il attribuait un pouvoir particulier. “La musique immortelle des forêts et des torrents“ n’est que le reflet d’une atmosphère bien plus qu’une musique au sens propre du mot.
Le jet d’eau permet ici d’entretenir un sentiment, une émotion ; il ne les provoque pas : l’élément aquatique prolonge par son aspect sonore, une impression vécue. L’eau, écrit Bachelard "est un support d’images et bientôt un apport d’images, un principe qui fonde les images. L’eau devient ainsi peu à peu, dans une contemplation qui s’approfondit, un élément de l’imagination matérialisante“.
L’élément peut n’être plus que tristesse sublimée :
John Atkinson Grimshaw
Figure by a moonlit lake (1876)
L’eau va jusqu’à se substituer à l’impression, au sentiment vécu. La mélancolie prend la forme du jet d’eau et l’âme de la “pauvre amante“ épouse son inexorable courbe :
(...)
Les images à la fois fluides et sonores sont fréquentes chez Baudelaire si l’on en juge par les exemples cités plus haut. L’auteur des Fleurs du Mal dévoile ainsi l’un des aspects fondamentaux de sa vie intérieure.
Malgré la mélodie des cascades et la poésie du jet d’eau, malgré la proximité de la Seine, l’eau reste un élément bien lointain pour Baudelaire, habitant de la ville. Le poète a souvent songé à Honfleur où habitait sa mère, Madame Aupick.
Il a rêvé de la mer lointaine, lui, le poète qui change constamment de domicile dans un Paris bien souvent sinistre.
Johan Barthold Jongkind
L'entrée du Port de Honfleur (1864)
Source intarissable de méditation, la mer est d’abord, pour le poète, un bonheur
qui comble les yeux :
“Grand délice que celui de noyer son regard dans l’immensité du ciel et de la mer !“
Mais si les cascades étaient déjà mélodieuses, les proportions sont ici multipliées par la “mélodie monotone de la houle“.
A la belle Dorothée
Ce balancement perpétuel revêt un caractère divin :
[Spleen et Idéal – La vie antérieure]
Claude Monet - Soleil couchant à Etretat (1883)
Une autre forme de musique apparaît ainsi : l’eau courante et le vent cèdent leur place à la puissance des houles. Le poète se laisse envahir par l’atmosphère qui l’entoure ; il ne dissocie pas la valeur rythmique et sonore des houles et les couleurs du soleil couchant.
C’est un pas vers la correspondance. “S’il a cette tendresse pour la mer – comme l’écrit Jean-Paul Sartre – c’est que c’est un minéral mobile.“ mais aussi sonore. Le métal, comme je l’ai montré, sonne chez Baudelaire et appelle le souvenir. Quelle est alors la véritable signification de la musique des houles ?
Le jet d’eau était lié à l’amour ; la mer se trouve ici associée au ciel et à l’espace et le
poète se reconnaît en elle par l’amour :
[Spleen et Idéal – L’homme et la mer]
Parallèlement à la cadence régulière du va-et-vient de la houle, s’établit le flux et le
reflux de l’âme du poète vers l’homme. Baudelaire se découvre ainsi dans ce vaste miroir :
[Spleen et Idéal – L’homme et la mer]
Tout ce que le poète voit et entend naît à la fois du spectacle qu’il a ou imagine devant lui, et de son âme. C’est lui, le poète, qui fait chanter la mer, qui lui donne une signification en découvrant en elle sa propre image.
Gustave Courbet - Le bord de mer à Palavas (1854)
(...)
Le va-et-vient de la houle, de “cette plainte indomptable et sauvage“, le son même
de la mer jouent un rôle important dans cette perpétuelle recherche de soi. Ainsi Baudelaire se fond dans la mer, il est mer :
Paradis artificiels – Le poème du haschisch
L’excitant est ici la cause de l’émotion du poète, mais il explique en réalité les impressions quotidiennes vécues par Baudelaire parce qu’il est poète. La mer est déjà en elle-même un excitant. Le poète, en effet, est seul face à la solitude de son âme : le miroir de la mer lui parle. L’azur, le silence,
Le Spleen de Paris – Le Confiteor de l'artiste
(...)"
Source :
Baudelaire: Les "instants poétiques" et le spectacle de la mer
(Extrait de "Baudelaire tel qu'il fût", par Jean Pommier)