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"Décoré", par Anton Tchekhov

Dernière mise à jour : 10 avr. 2023




Anton Chekhov

Décoré

(1884)



[Traduction : Denis Roche]




"Le registrateur de collège, Liov Poustiakov, professeur dans une école militaire, se rendit ce matin de Nouvel An chez son voisin et ami, le lieutenant Lédenntsov.


– Écoute, Grîcha, lui dit-il après les souhaits habituels, voici ce dont il s’agit. Je ne te dérangerais pas pour rien : prête-moi, pour aujourd’hui, ta décoration de Saint-Stanislas. Je dîne chez le négociant Spitchkine, et tu connais ce vaurien. Il aime affreusement les décorations et tient presque pour des misérables ceux au cou ou à la boutonnière desquels ne ballotte pas quelque chose. Or, il a deux filles... Nâstia, tu sais, et Zîna... Je te parle en ami... Tu m’entends, mon cher ? Prête-moi ta décoration ; fais-moi cette gentillesse !


Poustiakov prononça ce monologue en bégayant, rougissant et regardant timidement la porte. Le lieutenant maugréa, mais consentit.


À deux heures, Poustiakov se rendit en voiture chez les Spitchkine et, la pelisse légèrement entr’ouverte, il regardait sa poitrine sur laquelle étincelait l’or et chatoyait l’émail du Saint-Stanislas qui ne lui appartenait pas. « On en ressent même un peu plus de respect pour soi-même ! pensait-il en soupirant. Un hochet qui coûte dans les cinq roubles, et quel effet cela produit !... »


Arrivé devant la maison des Spitchkine, Poustiakov ouvrit sa pelisse et paya lentement le cocher. Il lui sembla que l’izvôztchik, remarquant ses pattes d’épaules, ses boutons et sa décoration, en était pétrifié. Le registrateur entra avec un toussotemment satisfait. De l’antichambre, en quittant sa pelisse, il jeta un regard dans la salle à manger. Une quinzaine de personnes qui dînaient étaient déjà assises à la longue table. On entendait un bruit d’assiettes et des conversations.


– Qui donc a sonné ? s’enquit la voix du maître de maison. Ah ! bah ! Liov Nicolâévitch !... Soyez le bienvenu. Vous êtes un peu en retard, mais n’importe !... On ne vient que de se mettre à table.


Poustiakov, bombant la poitrine, leva la tête et entra dans la salle en se frottant les mains. Mais il y aperçut quelque chose de terrible. À table était assis, près de Zîna, son collègue Tremblant, le professeur de langue française. Laisser voir la décoration à son collègue eût donné lieu à nombre de questions des plus désagréables dont Poustiakov eût été couvert de honte et décrié pour toujours... La première pensée du registrateur fut d’enlever la décoration ou de s’enfuir. Mais l’insigne était solidement cousu, et la fuite était impossible.


Couvrant vite la décoration de sa main droite, Poustiakov se courba, fit gauchement un salut général, et, sans serrer la main à personne, se laissa tomber sur une chaise libre, juste en face de son collègue français. Spitchkine, voyant sa mine confuse, se dit : « Il doit avoir bu. »


On plaça devant Poustiakov une assiette de potage. Il prit la cuiller de la main gauche, mais se rappelant qu’il ne faut pas, dans la bonne société, manger de cette main-là, il déclara qu’il avait déjà dîné et ne voulait rien prendre.


– J’ai déjà mangé... balbutia-t-il. Grand merci... Je suis allé faire visite à mon oncle, l’archiprêtre Iéléièv, et il m’a demandé de... de... dîner.


L’âme de Poustiakov s’emplit de lancinante angoisse et de rancœur : le potage avait une savoureuse odeur, et il montait de l’esturgeon bouilli un fumet extrêmement appétissant.


Le professeur essaya de dégager sa main droite et de cacher la décoration de la main gauche, mais ce n’était pas très commode.


« On va remarquer... Et ma main sera étendue sur ma poitrine comme si j’allais chanter... Seigneur, si le dîner pouvait finir vite !... Je dînerai, en sortant, dans une taverne. »


Après le troisième plat, Poustiakov regarda d’un œil timide le Français. Fortement troublé par quelque chose, Tremblant le regardait sans rien manger lui non plus. S’étant mutuellement regardés, les deux collègues se troublèrent encore davantage et baissèrent les yeux sur leurs assiettes vides.


« Il a remarqué, le gredin ! pensa Poustiakov. Je vois à sa figure qu’il a remarqué ! Et le sacripant est cancanier... Dès demain, il va tout rapporter au proviseur ! »


Les amphitryons et leurs hôtes en étaient au quatrième plat, et, par la force des choses, ils mangèrent le cinquième aussi... Un grand monsieur, aux larges narines poilues, au nez recourbé et aux yeux naturellement clignés, se leva. Il ramena ses cheveux en arrière et dit d’une voix claironnante :


– Je prrr... prrr... propose de bbboire à l’épanouissement des dames ici assises !...


Les dîneurs se levèrent bruyamment et saisirent leurs coupes. Un « hourra » sonore vibra dans tout l’appartement. Les dames, souriantes, s’apprêtèrent à trinquer. Poustiakov se leva et prit son verre de la main gauche.


– Liov Nicolâïtch, lui dit un des convives, ayez la bonté de passer cette coupe à Nastâsia Timofèiévna. Contraignez-la à boire !


Poustiakov, à ce moment-là, dut, à son grand effroi, se servir de sa main droite ; le Saint-Stanislas au ruban rouge moiré apparut enfin au jour et se mit à briller. Le professeur, pâlissant, baissa la tête et regarda craintivement du côté du Français. Celui-ci le regardait avec des yeux étonnés, interrogateurs. Ses lèvres souriaient malicieusement et la gêne abandonnait lentement son visage.


– Ioûlii Âvgoustovitch, dit le maître de maison au professeur de français, faites passer la bouteille à qui il appartient.


Tremblant avança avec hésitation la main droite vers la bouteille et... oh, bonheur ! Poustiakov aperçut sur sa poitrine... une décoration !


Et ce n’était pas un Saint-Stanislas ; c’était, d’emblée, une Sainte-Anne !... Donc, le Français aussi s’était donné du ruban !... Poustiakov, riant de plaisir, s’assit sur une chaise et s’y étala... Il n’y avait plus besoin de cacher le Saint-Stanislas. Tous deux avaient commis le même méfait ; il n’y avait donc plus ni pour l’un ni pour l’autre matière à dénonciation et à décri...


– Aha, ah !... hu-hum !... fit Spitchkine en apercevant la décoration sur la poitrine de Poustiakov.


– Oui, monsieur, dit le professeur. C’est chose étonnante, Ioûlii Âvgoustovitch, comme il y a eu peu de décorations chez nous pour les fêtes ! Il n’y a eu que vous et moi qui en ayons reçu ! C’est étonnant !


Tremblant, inclinant gaiement la tête, tendit son revers gauche sur lequel s’étalait glorieusement une Sainte-Anne de troisième classe.


Poustiakov, après le dîner, fit le tour de l’appartement, montrant de pièce en pièce sa décoration aux demoiselles. Il se sentait l’âme légère, allègre, bien que la faim le pinçât au creux de l’estomac.


« Si j’avais su, pensait-il en regardant Tremblant avec envie, qui parlait décorations avec Spitchkine, j’aurais arboré un Saint-Vladimir. Ah ! n’y avoir pas pensé. »


Seule, cette idée le torturait. Pour le reste, il était tout à fait heureux."


1884.


* * *



Source :

Tchekhov - L'Homme à l'étui et autres ré
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