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Le poète Jules Dupin et l'Idéal souverain

Dernière mise à jour : 7 août 2023

"Besoin de quelque chose d'immense où se dilate le cœur, où l'âme perçoit des infinis multiples. Mon Dieu, laissez-moi passer au milieu du monde en fixant le point d'azur qui demeure au fond de moi."

Jules Dupin

Journal 1905-1915





Mourir à vingt-cinq ans, frappé d'une balle à la tête pendant la bataille de la crête du Lingekopf : Jules Dupin (1890-1915) ne pouvait imaginer semblable destin lorsqu'il écrivait « je crains de me heurter sans cesse à la laideur. Mon rêve (...) serait de vivre uniquement pour la Beauté et avec la Beauté », quelques années avant le début de la Grande Guerre.

Rien de ce qui se rapportait aux affaires courantes ne put jamais le satisfaire. Ce jeune poète tout entier dévoué à l’Idéal, à la pureté, à la grandeur et à l’élévation avait certainement la fougue de la jeunesse ; là n’est cependant pas la seule explication à cette dévorante obsession de la Beauté, à cette profonde quête d’Absolu. Poète-né, il lui était naturel d’envisager la vie comme un dévouement de chaque instant aux plus belles passions, aux plus grandes émotions, aux sentiments les plus nobles. Aucune de ses plus délicates rêveries ne le sauva pourtant de l’horreur des tranchées.

De tempérament inquiet malgré sa foi ardente, il mourut bien trop jeune et dans les conditions les plus sordides, sans avoir pu devenir un « époux et père de famille » serein, comme il l’avait espéré, ni trouver le contentement et le « vrai » bonheur qui « s'étend par-delà les sphères humaines », ce bonheur « qui a des profondeurs de jouissances inconnues ». Mais il était parvenu à tenir son autre promesse. La plus importante, peut-être ; celle d’avoir vécu « jusqu'à [s]a mort », « pour l'Art, pour l'Amour, pour la Religion » et « au-dessus des contingences et de la laideur ». Et cela, sans faillir.

Si les œuvres publiées de Jules Dupin préservent la trace de ce si grand talent, il est plus que jamais nécessaire aujourd’hui de pallier le manque d’informations relatives à l’homme lui-même. Tristement, aucun livre, aucune anthologie, aucune étude jamais ne le mentionne. On pourrait pourtant aisément évoquer l’exceptionnelle noblesse de son être. Et, bien sûr, la richesse de son recueil poétique, la qualité de ses deux études littéraires (Le journal de Maine de Biran, et Albert de la Ferronays (1912)) ou encore la puissance de son Journal, bouleversant et indispensable témoignage de la Première guerre mondiale publié à titre posthume, et dont nous proposons plusieurs extraits ci-dessous. Avec l’espérance que tout ceci soit peut-être considéré un jour à sa juste valeur, le devoir de mémoire nous oblige incite, dès maintenant à la (re)découverte de cet énième poète oublié.


Né le 24 mai 1890 dans la commune de Feurs, dans le département de la Loire, Jules Dupin fit ses études à Montbrison et à Saint-Chamond avant de partir pour Lyon en 1910, où, licencié en droit et en lettres, il prépara alors son diplôme d’études supérieures. Il posa finalement ses valises à Paris, un an plus tard, en 1911, prévoyant d’y suivre ses cours d’agrégation tout en perfectionnant son travail d’écriture, ainsi que son œuvre poétique amorcée quelques années auparavant. Bien plus habitué au silence et à la majesté des forêts des Landes qu’à la trépidante vie parisienne, il fut néanmoins séduit par la formidable ébullition artistique et intellectuelle de la capitale. Dupin considéra certainement l’opportunité de séjourner à Paris comme la chance de sa jeunesse. Lorsque la mélancolie le gagnait, que les paysages de son enfance lui manquaient au-delà de tout, son sens de la Beauté avait le pouvoir de sublimer les expériences les plus pénibles : « je remercie Dieu d’avoir créé la beauté, même au milieu de la banalité, même au milieu de la vulgarité des villes ». Beauté. Beauté : le mot revient constamment, rythmant chaque page de sa magie évocatrice. De même que Jules Dupin ne fut pas seulement rêveur mais qu’il vécut tout entier pour le rêve, ce n’est pas par effet de style qu’il se faisait le chantre de la beauté. Il en était profondément épris, la poursuivait obstinément, en cherchait des échos en toutes choses. Il garda ainsi trace, entre les pages de son cahier, de cet intime cheminement vers elle. La vie ne lui valait d’être vécue qu’à travers l’influence du Beau ou de Dieu, ce qui, en son esprit, revenait au même. Profondément catholique, le poète faisait régulièrement ce qu’il appelait des « voyages d'art et de prière », consacrant de très nombreuses pages du Journal à ses découvertes émerveillées d’édifices religieux et à sa passion pour la peinture. Sublime et sacré nourrissaient ainsi profondément son esprit. Et, naturellement, lorsqu’il ne visitait pas une église ou un musée et qu’il ne se promenait pas dans les quartiers qui lui étaient chers (les Tuileries et la rue de Rivoli, mais aussi le boulevard Saint-Germain, Montmartre, le Luxembourg…), Dupin occupait chaque heure libre par la lecture, en laquelle il puisait « l'aliment de [s]on âme ». Bouleversé par la poésie de Lamartine, dont il se sentait le disciple — « ou du moins, le disciple de cœur et d’âme », écrivit-il —, il le fut aussi par la prose poétique de Maurice de Guérin, ou encore par sa lecture de Dominique de Fromentin, des Fragments de Novalis et des Pensées de Maine de Biran. Il s’enivrait également de musique, avec celles de Schumann, qu’il vénérait, de Schubert ou encore de Beethoven.


L’année 1912 fut particulièrement heureuse pour Jules Dupin. Avec l’aide de quelques camarades, il fonda une revue de poésie, Intimités, dont il avait annoncé la création dès les premiers jours de janvier. La revue avait pour objectif de donner à de jeunes poètes une chance d’être publiés pour la première fois : « Intimités va nous mettre en relation avec beaucoup de jeunes âmes à qui nous pourrons faire du bien... Si j'avais eu, dans le temps, lorsque je commençais à faire des vers, un petit journal comme Intimités à qui envoyer des poèmes et quelqu'un pour m'encourager et me corriger, j'aurais été bien content ! » confiait-il alors à son carnet. Lui-même, qui n’était pourtant pas à proprement parler un écrivain reconnu, devait s’estimer plus chanceux que ces jeunes poètes ; après tout, il avait eu son petit moment de gloire auprès de sa famille et de quelques amis. A l’époque, cela lui avait suffi, et son souhait était désormais d’aider les autres talents poétiques à faire reconnaître, à leur tour, leur propre travail. « Comme nous allons donner du bonheur ! », se félicitait-il à nouveau. Car, à sa revue, il avait donné « [s]on âme, [s]a vie », « pour le bien » qu’elle devait apporter. Consécration : Francis Jammes soutint Intimités. Avec délicatesse, le célèbre poète d’Orthez compara la jeune revue à « un rayon de soleil parmi les lilas ». Les efforts de Dupin se virent ainsi récompensés. « Aucun éloge ne pourrait me plaire davantage », se réjouissait-il. Jammes était l’un de ses « poètes préférés », « celui qui [l]'a initié à toute la beauté de la poésie symbolique, à toute la grâce champêtre »…

Nul ne sait si Jules Dupin rencontra beaucoup d’autres écrivains pendant la brève période qu’il put consacrer à son art. Il fit en tout cas lire quelques-uns de ses vers à la poétesse aujourd’hui oubliée Claire Virenque (1871-1922), qui lui dédia d’ailleurs un beau poème en août 1915, « A la Mémoire du jeune Poète Jules Dupin Mort au Champ d’Honneur » : « Toi qui portais dans le combat ton âme pure/Ainsi qu’un talisman de force et de bonheur »… L’élévation de Jules Dupin, semble donc avoir frappé ses contemporains. Un autre portrait, en vers, lui fut d’ailleurs consacré en novembre 1915 (« Et c’était un poète, et c’était un artiste/Fin, délicat, songeur et mystique, un peu triste »), cette fois de la main d’un certain Frédéric Bouillon, autre grand inconnu, peut-être un familier du jeune homme. Les parents de Jules Dupin choisirent d’inclure ces deux poèmes-hommages dans l’édition définitive du Journal 1905-1915, publiée par leurs soins en 1917.


Depuis ses quinze ans, ce cahier intime était le plus précieux compagnon du poète, il le suivait partout. Tout y était consigné, presque quotidiennement : pensées, essais de poèmes en prose (et quelques-uns en vers), ou encore certains textes qu’il avait choisi de publier dans sa revue Intimités. Annonciatrice du ton du Journal, une réflexion d’adolescent, étonnante de profondeur, frappe dès les premières pages : « La vie n'est qu'un passage sur une terre étrangère ». Toujours, sobriété et humilité sont les maîtres-mots qui entourent le geste d’écrire ; « Mon cahier (…) n'est ni un poème, ni une œuvre, je ne cherche pas pour lui la perfection, les phrases me viennent telles quelles. » Aucune complexité stylistique volontaire dans les textes, donc — significativement, les vers des Ascensions du cœur sont tout aussi limpides —, mais au contraire, un grand dépouillement, sorte de voie royale vers l’Absolu tant convoité, ne pouvant se satisfaire que de l’Essentiel. Il est décidément douloureux de se représenter cette âme d’exception, sensible et tendre, confrontée quelques mois plus tard à l’horreur de la guerre.


En 1913, Jules Dupin s’engagea dans le 30e bataillon des Chasseurs Alpins, pour y effectuer son service militaire. Son premier et unique recueil poétique, Les Ascensions du cœur, venait de paraître chez Grasset. Qui sait s’il n’aurait pas, à la suite de cette brillante publication, rencontré le succès ? Mais on connaît le sort funeste de ce bataillon, décimé en 1915.

Ses longues semaines de souffrance dans les tranchées furent consignées dans le Journal jusqu’à ce qu’il lui fût trop difficile de continuer à le tenir assidûment ainsi qu’il le faisait depuis presque dix ans. Au lieu de se confier à ses carnets, c’est donc à sa famille qu’il relata les ultimes événements de sa vie. Si les lettres à ses parents sont particulièrement déchirantes, la dernière, le 25 juillet 1915, l’est au-delà de tout : « Douze mois terribles ! Et je supporte quand même la vie… Des obus nous tombent dessus. Mon Dieu, mon Dieu, pitié. » Sa prière désespérée resta vaine. Le lendemain, il quitta à jamais sa Patrie terrestre, ainsi qu’il la nommait, pour rejoindre l’Éternité. Là fut sans doute sa véritable demeure.



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Morceaux choisis du Journal 1905-1915


Année 1905


"On a besoin d'un idéal dans la vie, mais il faut bien le placer.

Marc Aurèle a dit : "La vie est une guerre et le séjour d'un étranger."

Oh ! oui, la vie n'est qu'un passage sur une terre étrangère et une lutte."



Année 1906


"Et puis s'en est allé petit à petit le soleil comme les grands rêves dans l'immensité...

Tous les grands rêves que peuvent concevoir des coeurs humains, toutes les aspirations de notre âme n'ont pas assez des paroles terrestres et des promesses vaines pour remplir le grand vide de l'âme... Tout s'en va dans l'immensité de l'infini ; tout se perd dans l'irrémédiable soif de pensées qu'on ne peut exprimer.

Et puis s'en est allé petit à petit le soleil comme les grands rêves dans l'immensité !...

Nous l'avons vu partir, mais avec la confiance de son retour, comme s'en vont les grands rêves : on leur dit adieu mais on sait qu'ils reviendront... et qu'un jour la nouvelle aurore sera celle du jour éternel...

Et puis s'en est allé petit à petit le soleil comme les grands rêves dans l'immensité..."


"Dans une atmosphère de douceur, de beauté, de calme, tous les sentiments sont des amours : amour de quelque rêve qu'on caresse ou de quelque espoir perdu, amour de l'infini. La solitude a bien ce don de concentrer toutes nos pensées vers cette faculté souveraine du coeur, qui donne à la vie son relief et son originalité intérieure. On répond aux voix que l'on entend dans le fond de son âme ; on répond aux voix des souvenirs que le calme fait renaître... On aime alors d'un amour éthéré, on chante inconsciemment l'air d'une romance triste, et l'on s'en va, en gardant à jamais le souvenir d'une solitude aimée."


"Oh ! que je hais ces foules grouillantes qui viennent de leur laideur salir la beauté de l'Océan... Oh ! la solitude qui fait aimer ! Oh ! la tranquillité qui fait penser et qui fait comprendre ! Je souffre devant les groupements de personnes occupées de matière et de terre à terre... qui ne semblent pas saisir la fluidité transparente des vagues et l'auréole des gouttelettes d'eau que le vent fait bouillonner."


"L'Océan ressemble à notre âme : Du gouffre qui recèle un inconnu terrible nous avons peur... comme nous ressentons le mystère effrayant des âmes !"


"Dans l'âme quand fredonne un grand rêve et quand nous berce l'idéal.

Quand fredonne dans l'âme le rêve d'avenir qui vient chanter avec le vent dans les nuits d'été si douces qu'on croit percevoir le vol des anges...

Au loin, l'horizon de pourpre ! C'est le soir, puis la mer d'argent, puis moi, puis la solitude. Oh ! je suis fou, fou ! (...)

Ah ! quand dans l'âme fredonne un rêve et quand nous berce l'Idéal !

Au loin, l'horizon de pourpre ; c'est le soir, puis la mer d'argent, écumante, presque en fureur, la pourpre du ciel se reflétant sur le sable et sur l'eau qui vient de passer... puis moi ! moi seul ! enivré de la beauté idéalisée dans ce soir d'été... puis le silence que j'aime...

Oh ! ce moi, oh ! cette solitude ! Je suis fou, fou..."


"Oh ! Ces spectacles d'une tristesse qu'on n'oubliera jamais.

Devant moi, l'Océan, l'océan plus foncé, plus immense qu'avant, un ciel gris noir avec ces teintes qui s'accommodent si bien à la mélancolie native de notre être.

Derrière moi, la lande avec ses genêts presque desséchés ; cette lande, ancien lit de torrent, dévastée maintenant, ressemble à quelque cimetière antique.

Oh ! Ces spectacles d'une tristesse qu'on n'oubliera jamais.

J'ai peur de la solitude, peur de la tristesse infinie qui pourrait me saisir ! Cette lande est l'image de quelque rêve fané, de quelque espoir enfoui dans un linceul gris de mélancolie désespérante... et j'ai peur d'avoir mon âme semblable à cette lande ! Mon Dieu, gardez-moi comme les épis d'or des plaines riantes, comme les rives ensoleillées des bords maritimes, comme les coteaux débordants de genêts d'or et de bruyères roses ; écartez de mon âme la désespérance des landes dévastées."


"Devant la verdure des jeunes pins, en entendant au loin gronder le vent, je rêve !... je raconte mes souffrances, mon idéal aux grands arbres meurtris par la blessure saignante...

Et le vent s'engouffre dans les épines, les rayons du soleil vacillent... je rêve ! et mon rêve est triste... Pourquoi toujours la tristesse dans mes pensées ? Je crois que le devoir serait d'être joyeux... mais au fond le seul bonheur est l'éternité."



Année 1907


"Le Vrai est beau, ou plutôt la Vérité est belle. Je ne parle pas du Vrai réaliste des choses, qui n'a rien de poétique et d'élevé, ce vrai-là n'est qu'une idée qui ne convient qu'à la philosophie. Je parle de cette Vérité idéaliste des choses regardées dans leurs idées et leurs sentiments, et je dis que cette vérité est belle. Ce vrai est souverainement beau."


"Mon Dieu, donnez-moi la force et le courage de supporter les ennuis de vivre avec les autres. Je ne puis me faire à leur langage, à leurs cris. L'homme devrait vivre solitaire pour être heureux, car il ne trouve avec ses semblables que des occasions de pécher. Je suis comme un musicien qui rêve d'une harmonie douce et mélodieuse et à qui les désaccords et les fausses notes froissent l'âme."


"Le jour baisse, mais avec l'ombre les ténèbres n'envahissent point mon âme ; je me sens plus concentré en moi-même, il me semble que j'oublie plus facilement le monde extérieur pour suivre mon rêve !

Je m'acharne à dompter ma paresse, et surtout ce besoin de travailler sans plan, comme il me plaît, en sautant brusquement d'un livre à un autre ; j'aime tellement ce butinage reposant, celui dont parlait Lafontaine !".


"Laissez-moi pleurer, j'ai besoin de calme et de tranquillité... J'ai besoin de calme, car le monde me fait mal. Aux âmes qui n'ont point conscience de l'existence en elles d'un principe qui les dirige, je laisse les plaisirs et l'oubli. (...) Je réclame la solitude si douce au coeur qui a compris la vie et qui a senti toute l'amertume et la vanité de passer sans songer que l'on doit demeurer un jour."


"Nous demandons à être divinisés, or pour être divinisés, il faut sortir de la matière, d'où la possibilité du surnaturel.

Cette déification (si on peut ainsi dire), Dieu ne peut nous la donner que par une grâce, d'où existence de la grâce.

Cette grâce ne peut être connue directement par nous, d'où nécessité d'une révélation."


"Le seul bonheur qu'il faut chercher, ce bonheur qui a des envolées sublimes, qui s'étend par-delà les sphères humaines, ce bonheur qui a des profondeurs de jouissances inconnues pour certains ; ce bonheur que nous devons aimer de toutes nos forces, parce qu'il doit faire le fond de notre être dont il est le véritable but, ce bonheur est l'Eternité."


"Hier, j'ai cueilli des violettes blanches et bleu clair, je les ai entourées de gui et je travaille maintenant devant cet assemblage d'un printemps et d'un automne, d'un gai présent et d'un passé triste. J'ai trouvé la parcelle de beauté que renferment mes violettes blanches et bleues...

Dans l'écoulement des heures mornes d'ennui, lorsque le monde nous force à causer de choses futiles, j'ai entendu marcher l'horloge du temps, je me suis dit que mon ennui passait et pensant à l'écoulement gigantesque des heures qui s'envolent, j'ai perçu la beauté de mon heure d'ennui."


"Je ne sais si l'on a tout dit sur le vent, ce grand musicien des âmes tristes (...). Cette musique supra-terrestre me ravit jusqu'au ciel, me fait passer par toutes les phases d'un rêve extatique. Je ne suis plus moi-même, mon corps, mes sens, tombent pour ainsi dire dans le néant ; seule mon âme s'exalte. D'ailleurs toute musique me produit cette impression ; le son m'emplit tout entier, jusqu'à me faire perdre la notion de l'existence."


"Mon âme est semblable à un vaste clavier sur lequel chaque paysage produit des accords différents et plus ou moins étendus."



Année 1908


"Je suis plein de rêves. Et c'est cette multiplicité, cet afflux de désirs et d'espoirs qui m'accablent et me procurent cette perpétuelle trépidation de l'esprit toute faite de demandes idéales."


"Je viens de finir le Journal de Maurice de Guérin ! Oh ! comme je lui ressemble. Inquiet comme lui, triste, souffrant d'un rien, appesanti par l'air alourdi des villes, meurtri par un rêve déçu, par un bonheur entrevu, par un moment d'ennui ! (...) Quelle âme bizarre que la mienne. J'ai voulu parfois en sonder l'amertume pour en tirer un fond de joie, hélas ! chaque fois que je me contemple intérieurement, c'est dans la souffrance que finit mon regard intérieur, c'est dans la conscience d'une incompatibilité profonde entre mon milieu d'existence et mon propre coeur. (...) Rien ne peut me satisfaire. Eternel errant, inquiet et rêveur..."


"Si vous saviez le vaste besoin de quelque chose d'impalpable et de vague qui ronge mon existence ! Besoin de quelque chose d'immense où se dilate le coeur, où l'âme perçoit des infinis multiples. Mon Dieu, laissez-moi passer au milieu du monde en fixant le point d'azur qui demeure au fond de moi."


"Ne soyons pas des impassibles, mais des enthousiastes pour ce qui vaut pour ce qui en vaut la peine ! Détournons-nous des banalités, des stupidités égoïstes d'un monde avili et charnel, élevons-nous vers les sommets intangibles aux souillures pour y trouver le Dieu qui nous a créés, le Dieu souverain maître des coeurs, auquel nous devons nous donner sans compter avec le meilleur de nous, c'est-à-dire avec notre faculté de penser, d'aimer et de vouloir..."



Année 1909


"Pour réussir, il faut se passionner, nous disait mon grand-père ; les passions sont les forces de l'âme, gardons-nous de les détruire.

Les passionnés, ce sont ceux qui s'enthousiasment au sujet d'un idéal jusqu'à la folie, jusqu'aux larmes, jusqu'à l'angoisse."


"La souffrance élève parce qu'elle fait sentir la bassesse de notre nature et le besoin d'une nature supérieure ; elle élève parce que celui qui souffre veut aimer pour se consoler. Plus on souffre, plus on a besoin d'aimer et d'aimer plus purement."


"Savoir peu espérer et beaucoup jouir des choses est le vrai secret de la vie, a dit Goethe. Pensée que l'on doit expliquer ainsi : savoir peu espérer les joies terrestres, savoir jouir des Beautés cachées parmi les choses, tel est le secret de la vie."


"Ne point se laisser effleurer par les laideurs, garder sa pureté et se faire un amour propre à rester beau parmi les turpitudes de l'existence !"


"Pauvre âme ! trouve un aliment dans le silence ; trouve un monde dans ton isolement ; trouve un Infini dans ta méditation."


"La Beauté transmet à l'âme en communication avec qui elle est une sorte de folie qui est à peu près égale à la folie de l'amour et qui précède du même principe. (...) En face d'une beauté mon premier sentiment est celui de son peu de durée, je souffre de la voir disparaître lentement à mon regard, voilà ma grande douleur en voyage. J'admire, non seulement j'admire mais j'aime au sens plein et large du mot, j'aime douloureusement, le paysage prend la meilleure partie de moi-même."



Année 1911


"Mon but est toujours de m'ensevelir dans la recherche des livres aimés et amis pour fuir le monde, pour me faire une cellule en moi où les livres amis, après Dieu, seuls pourraient pénétrer."


"Ne pas trouver de contrainte dans l'art, mais un appui ; laisser son âme déborder hors des cadres trop étroits d'une règle ; être soi-même sans entraves ; quand donc ce principe sera-t-il admis en littérature ?

Ce n'est plus l'Art que notre génération demande, c'est l'extériorisation de l'âme, telle qu'elle est, dans n'importe quelle forme, pourvu que ni le goût, ni la morale ne soient choqués. Dans l'art nous ne trouvons que des jouissances d'ordre secondaire ; c'est notre intelligence seule qui juge et qui jouit, et l'âme, que notre coeur devine sous cette forme définie, y demeure comme une prison qui l'ensevelit et l'étouffe."


"Il faudrait savoir se faire partout une poésie ; on passerait au milieu de toutes choses l'âme joyeuse et tout serait auréolé d'une splendeur toujours neuve."


"Aujourd'hui j'ai puisé l'aliment de mon âme dans la lecture substantielle des grandes âmes torturées ; j'ai vécu des heures d'angoisse et de plaisir intense et il ne m'en est resté qu'une vague espérance de joie avec une crainte des douleurs et des tristesses futures."


"Les livres ont une puissance magique : ils créent une seconde vie, une seconde âme au fond de l'âme."


"Il faut se donner à la Poésie de toute son âme, comme on se donne à l'Amour et à l'Idéal."


"L'art est la vie sur une plus vaste échelle, mais il faut bien dire que ce n'est que la vie, une vie qui se sacrifie ; car dans l'art comme dans l'amour, le sacrifice est la loi..."


"(...) tournure d'esprit mystico-naturiste qui caractérise maintenant ma façon de penser. Rendre toutes choses en harmonie, en mélodies, en affinités avec la religion et la nature. Une belle musique, une belle nature, produisent en moi une impression qui fait partie intégrante de mon âme, qui change complètement et momentanément ma façon de penser. Mon âme subit ces impressions jusqu'à faire corps avec elles. Je passe ainsi par une multitude de moi au travers desquels j'ai de la peine à reconnaître mon identité ; de la vient l'immense impression que font sur moi les moindres phénomènes, et de là vient que j'éprouve tant de plaisir à fixer sur le papier ces moi fugitifs. Je suis donc un impressionniste ; mais à cette pure et simple impression s'ajoute tout un système métaphysique qui l'explique, qui lui donne sa portée : le système évolutionniste, des affinités secrètes entre la nature et l'homme. L'homme ainsi n'est plus seul..."


"Le poète doit être celui qui rappelle aux hommes l'idée éternelle de la Beauté dissimulée sous les formes transitoires de la vie imparfaite. La Beauté est une condition de la vie parfaite, il y a longtemps que cette idée me hante. Je voudrais en faire la maxime de toute ma vie."



Année 1912


"La vie ne m'a pas trompé, mais comme elle a restreint mon rêve par sa laideur et sa banalité...

Je voudrais ouvrir Schumann et chanter éternellement les mélodies évocatrices qui me transportent dans un monde supérieur."


"J'ai entendu sur Sully Prudhomme une belle conférence de M. Paul Bourget qui m'a ému à un point extraordinaire. (...) A côté de lui, sur l'estrade, il y avait M. Maurice Barrès dont j'ai étudié la physionomie. (...) J'ai étudié leurs gestes, c'est curieux de les voir agir ainsi devant soi et au fond ils représentent bien ce que leurs livres permettent de deviner."


"L'emprise de la beauté sur notre âme est un phénomène effrayant ; il est curieux de constater avec quelle violence cette beauté nous étreint ; littéralement nous ne sommes plus libres, mais déterminés. Dès que nous avons rencontré quelque chose que nous aimons, fut-ce un morceau de pierre taillée, aussitôt nous ne sommes plus chez nous ; une force inconnue nous pousse au dehors, et rien n'est plus nuisible au travail que cette émigration de nous-même vers l'objet aimé."


"Il faut que je fortifie mon idéal. Amener la jeunesse au goût de l'art et de la poésie, réveiller en elle le don de l'enthousiasme, réunir ceux qui veulent travailler à cette oeuvre, surélever les âmes par les nobles aspirations. C'est déjà ce que je fais à l'état d'ébauche, mais je ne me sacrifie, je ne m'oublie pas assez, il faut que j'aie plus d'abnégation."


"Oh ! comme mon âme voudrait monter, voguer à toute allure, dans ce vaste domaine du beau incréé, le seul qui satisfasse, le seul qui rassasie !"


"Tristesse du livre achevé ! J'aurais voulu lire perpétuellement, vivre toujours dans l'au delà de l'imagination, l'au delà des rêves d'enfant, aux pays des elfes, des fées et des nains ! Je suis triste, il me manque quelque chose, je suis triste sans cause, d'une incompréhensible, insaisissable tristesse ! Oh ! pourquoi mon âme est-elle si sensible !"



Année 1913


"Je ne serai content nulle part dans vos villes enfiévrées dont vous aimez le bruit et la superficielle activité ; vantez-moi leurs splendeurs passagères, leurs frivoles jouissances ; vous m'attirerez peut-être pour un temps, mais ne vous étonnez pas si je rêve, un jour, d'un château perdu dans la verdure.

Je sais pourtant de petites cités mélancoliques sur le bord de douces rivières, des cités sur les rives des fleuves ; en elles, l'âme serait enveloppée d'amour et de calme, des cités dominées par leur église romane à la flèche élégante. Je sais des villes où toute pierre est comme une fleur, tout clocher comme un arbre, où des cygnes nagent dans l'eau noire des canaux, où l'on respire un air mystique de calme et de prière, où les églises peintes ont l'accueillante tendresse des âmes bien-aimées, je sais que Bruges existe, ô mon coeur qui lutte et qui voudrait s'endormir !"

("Le Château dans la verdure", texte de Dupin paru dans sa revue Intimités, mars 1913).


"L'avenir me semble triste. Pourquoi ?"


"Je me sens tellement triste, vide, las, absent de tout ce que je fais ! Il me semble que je ne puis reprendre contact avec la vie, car la vie, loin de ceux qu'on aime, ce n'est pas la vie, ce n'est qu'un incomplet exil."


"Cela fait du bien de rencontrer des grands hommes dont les livres ont passé dans notre âme, et dont nous avons pour un temps accepté toutes les théories qui sont devenues vivantes en nous."


"Mon Dieu, c'est très curieux, je crois que j'arrive à un tournant de mon existence, il se passe en mon esprit des phénomènes bizarres ; je ne me reconnais plus ; (...) je songe à des idées qui ne m'étaient jamais venues. Je me demande, et depuis déjà huit jours, quel est le but de ma vie, pourquoi j'existe ? Je ne sais plus ce qu'elle désire de moi, ni ce que j'y viens faire... A quoi bon tout ce que je puis tenter ici-bas ?... Déjà, je ne vois plus clair dans mon âme ! (...) Je suis profondément croyant, toute ma vie je resterai fidèle à l'église, à la plus stricte obéissance ; mais que d'incertitudes sur la destinée de la vie ! Pour le moment, et jusqu'à ma mort, je vivrai pour l'Art, pour l'Amour, pour la Religion. L'Art, l'apostolat par l'Art...! l'Amour que j'attends... Alors, j'attendrai l'heure lointaine, où étant redevenu mon maître, je posséderai, avec l'amour, la liberté pleine et entière de me dévouer à l'oeuvre de Dieu, par l'Art, la Poésie, la parole ; je possèderai l'entière liberté de moi-même, la faculté de me consacrer à ma destinée... jusqu'à cette heure, je ne serai qu'un être en formation, diminué par l'attente stérile, un être incomplet, morcelé, doutant de lui-même, souffrant, partagé sans cesse et jamais sûr de lui, un être de misère et d'incertitudes... Et cette liberté, je ne l'aurai que dans trois ans, et peut-être jamais !..."


"Je suis, à cette époque de l'existence, comme un voyageur qui se repose dans une riante vallée, et qui fixe la montagne rude qu'il doit franchir, pour pénétrer dans la plaine magique où l'attend sa demeure.

Je jouis de la beauté, du calme, de la vie que Dieu me donne avant de me l'enlever pour trois ans. Je goûte chaque beauté nouvelle avec une douceur étrange ! (...) Tout me parle de l'Art qui est ma vraie patrie, l'Art que je vais quitter pour servir ma patrie terrestre."


"Je porte en moi comme un petit cénacle sacré où vivent mes souvenirs."



Année 1914


"Après plus de quatre mois je reprends mon cahier... (...) Que dire de mon service ? J'y ai trouvé des joies et des tristesses, des gaietés factices et des abattements terribles. Que dire ! sinon, que je n'ai pas changé, que j'ai toujours gardé la même âme, celle que dépeint mon cahier depuis 1908.

Voici l'année nouvelle ; je la salue ! elle me sourit dans sa beauté de neige et de froid. 1914, salut ! Une vision de bonheur m'égaie l'âme."


"Je songe à cette vie de caserne, à cette vie mouvementée, ardente, sans une minute de repos dans laquelle on côtoie des âmes si intéressantes, mais où le temps manque pour faire du bien, pour goûter certains charmes de vie commune et pour songer à soi. C'est le mécanisme qui domine l'intelligence, et l'on finit par n'avoir plus qu'un désir : celui du moindre petit repos. Que de souffrances physiques, de mélancolies !"


"J'offre tout ce que j'ai souffert à Dieu, il faut que je mérite tout mon bonheur de plus tard. Comme il sera grand ce bonheur ! Je m'effraye quand j'y songe par avance. Pourrai-je en conscience l'accepter ? Ne sera-t-il pas trop idéal, trop intense ? Non, puisque par ces années de douleurs physiques et de tristesses morales je l'aurai gagné."


"Qui me comprend dans ce milieu de caserne ; je souffre, je suis infiniment triste. Oh ! que sommes-nous, pauvres hommes ? Je me sens perdu au milieu de ces fatigues et de ces luttes quotidiennes."


"J'ai peur que l'avenir ne soit pas aussi bon que le passé. Je remercie Dieu de m'avoir épargné pendant ces six mois toute maladie grave, toute punition, toute vexation provenant du service militaire. Je Le remercie de m'avoir rendu cette vie si supportable ; mais pourquoi ai-je peur que l'avenir ne réponde pas au passé ? Prions pour que Dieu ne me refuse pas sa protection."


"Quelles joies me donnent la vie de caserne ? Quelques pures sensations de nature ; l'excursion de la Grande-Chartreuse faite avec mes amis ; des marches de nuit avec un clair de lune splendide, une amitié avec des camarades (...) ; et puis c'est la banalité, la tristesse, la monotonie désespérante. L'Art parfois me console ; j'emporte Schumann, quelques chansons, des Botticelli, des Primitifs flamands, des sculptures du moyen âge, des photographies d'églises ; mais je sens bien que tout cela n'est pas dans son cadre et j'ai trop peu de temps pour l'admirer. Dans cette vie, il ne faut pas songer au lendemain ; on doit accepter avec délice les joies du présent, laisser à chaque instant sa peine ou son plaisir et vivre plutôt du beau passé, revivre les heures envolées si douces et si réconfortantes..."



Le Journal s'achève véritablement le 6 juillet 1914, mais ceux qui se chargèrent de le publier, et parmi eux son père, Louis Dupin, insérèrent également dans cette édition quelques extraits de lettres et de notes qu'il avait envoyées à ses parents avant de mourir :


1er septembre 1914 :

"Que d'horreurs ! que de deuils ! que d'anxiété. J'ai pris part à quatre combats. Les balles, les obus ont sifflé près de moi. Voilà quinze jours passés, je vis encore, je ne sais comment. Que sera-t-il de moi demain, j'offre ma vie à Dieu ; il le faut. (...)

Ne pleurez pas, ne soyez pas tristes, la Vraie Vie n'est pas ici-bas, au milieu de cette affreuse torture de l'exil."


1er octobre 1914 :

"Pauvres amis morts ! Pauvres camarades blessés qui soupiraient à fendre l'âme !... et je pense, moi aussi, pauvre délaissé, qu'un jour je mourrai seul au coin d'un bois, que je crierai en vain des noms aimés et que personne ne viendra. Ce que j'ai vu ! c'est innommable.

La guerre ! La guerre ! aurais-je jamais cru que c'était cela ! Ah ! non certes et beaucoup sont comme moi. Et maintenant quand je vois une maisonnette au coin d'un bois, je me mets à rêver infiniment à la douceur d'un repos que j'envisage comme irréel. J'ai tant besoin d'un peu d'amour et d'amitié maintenant que je souffre tant ! C'est le vide infini qui m'entoure (...). Adieu, au revoir. Dieu nous réunira tous dans la joie, dans l'affection, dans l'amour, j'en ai l'espoir le plus sûr. A bientôt."


11 décembre 1914 :

"J'ai cueilli par ci par là des bribes de bonheur, échappées d'un rêve ; soleil clair, vision de paix, et voici qu'au sommet de la Tête de Faux, à 100 mètres des Boches, je songe à la paix infinie de la mort."


10 et 11 mars 1915 :

"Je pense, en ce soir très triste, à tout le joyeux passé, au calme, à la paix. J'ai des nostalgies effrayantes de tout ! Pensez donc, vivre en dehors de la vie civilisée depuis si longtemps ! ne pas voir un village, une maison habitée, ceci depuis le 19 février ! J'ai des nostalgies de poésie, des nostalgies d'art, de beauté, de religion... (...) Je suis effrayé par l'inanité intellectuelle de ma vie !"


5 avril :

"Quelle vie ! c'est tout à fait celle d'un condamné à mort qui attend sa grâce. Et pourtant j'espère invinciblement. (...) J'attends les poèmes de Verlaine et de Péguy, c'est une marotte que j'ai ; d'ailleurs maintenant, au milieu de cette triste vie on prend des envies curieuses, la moindre chose fait plaisir."


17 mai :

"J'ai reçu ce matin le livre de Francis Jammes... il y a dans ce livre des naïvetés de génie et des douceurs inexprimables de langage. C'est harmonieux, calme, apaisant, tout à fait ce qu'il me faut pour la guerre... (...)

Ne pourriez-vous pas m'envoyer encore de la lecture tout me fait plaisir et m'aider à passer les longues soirées d'inquiétude, lorsque sur la droite le canon tonne et les fusils crépitent."


25 juillet :

"Douze mois terribles ! Et je supporte quand même la vie. — Des obus nous tombent dessus. — Mon Dieu, mon Dieu, pitié."

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