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"Le voyage de l'âme", par Marie-Magdeleine Davy



Extrait de :

Marie-Madeleine Davy

La Connaissance de Soi

(1966)




Le sens de l'itinéraire



"La recherche de la connaissance de soi se présente comme une démarche à accomplir. Elle transforme l’homme en pèlerin. Le lieu qu’il doit visiter, c’est lui-même. La condition itinérante de l’homme fait de lui, selon l’expression employée par Gabriel Marcel, un homo viator. L’itinérant se situe dans l’ordre de la transcendance, il s’achemine vers un au-delà.


Celui-ci est une sorte de terre promise qui ne révèle jamais son secret à l’avance. La voie qui y conduit ne peut être vérifiée. D’où le cheminement d’Abraham et l’importance que Kierkegaard et Chestov lui confèrent. Celui qui éprouve la nostalgie de cette terre promise risque constamment d’être distrait de son projet. Chaque être possède plus ou moins un lotophage dont la nourriture verse en lui l’oubli, et il doit se faire attacher — tels les compagnons d’Ulysse — aux bancs de son vaisseau.


Le véritable pèlerin est constitué par l’âme. Dans l’Antiquité, on retrouve fréquemment « le voyage céleste de l’âme » en tant qu’image du soleil accomplissant sa course, désignant aussi le héros voyageur. Le voyage est un mouvement exprimant le désir d’une rencontre, il est comparable à une aspiration, à une quête. Ce voyage permet de quitter la conscience commune pour accéder à la conscience. C’est l’âme, dira Gabriel Marcel dans Homo Viator « qui est une voyageuse, c’est de l’âme, et d’elle seule, qu’il est suprêmement vrai de dire qu’être, c’est être en route ». Philon avait comparé l’âme spirituelle à un nomade ; l’âme est le vagabond mystique capable de prendre contact avec le monde invisible.


Gabriel Marcel nous dira encore que « le symbolisme de tous les temps » a pressenti le voyage de l’âme, mais « une scolastique exsangue est venue recouvrir, aveugler cette intuition ». Il ajoutera :


C’est elle qu’il s’agit aujourd’hui de libérer à nouveau, sans cependant verser dans ce qu’il faut bien appeler les abus du bergsonisme. Et je vise ici par ce mot essentiellement une théorie de l’intelligence qui n’en rend pas compte, mais qui, au lieu de la penser, au lieu d’en épouser au dedans les démarches, tend à s’arrêter à la représentation matérialisante qu’elle s’en forme.


La réflexion de Gabriel Marcel est fidèle à la pensée platonicienne : le voyage de l’âme s’accomplit vers la lumière


vers une lumière qu’elle ne voit pas encore, vers une lumière à naître, dans l’espoir d’être tirée de sa nuit présente, nuit d’attente...


L’important est de sortir de ces ténèbres qui constituent une captivité :


... Je m’apparais comme captif si je me trouve non seulement jeté, mais comme engagé sous une contrainte extérieure dans un mode d’existence qui m’est imposé et comporte des restrictions de tous ordres pour mon agir propre.


En réalité, la lumière est toujours à venir, car le « présent » du voyageur est privé de tout repère historique. Cette condition d’itinérance fait qu’il n’est pas encore, mais il possède le pressentiment qu’il peut « être ». D’où cette notion d’ « ouvert » que Gabriel Marcel emploie que l’on trouve aussi chez Bergson et dont le sens a été mis particulièrement en valeur par Hôlderlin dans l’élégie à Landauer : Und dem offenen Blick offen der Leuchtende set (Et qu’à la vue qui s’ouvre, s’ouvre ce qui est rayonnement de lumière).


La matière vivante ou inerte subit des transformations. Elle est un lieu de métamorphoses. L’esprit humain s’attache à discerner le mouvement, le dynamisme qui, à l’intérieur de toute réalité, la meut et la transforme. Il en saisit les rythmes comme un médecin examine la circulation sanguine et la respiration. Ayant exprimé son admiration à propos des lois de la nature, Einstein ajoute :


Il s’y révèle une raison si supérieure que tout le sens mis par les humains dans leurs pensées n’est vis-à-vis d’elle qu’un reflet.


La genèse dynamique se perçoit dans l’homme comme sa vocation : la vocation du devenir, sorte de constante maïeutique, perpétuel accouchement, dans lequel Socrate était passé maître. L’homme est ainsi en genèse, il se crée à chaque instant, s’engendre et par là même devient, à l’égard de ce devenir qu’il assume, son père et sa mère. A la recherche de la connaissance de soi, l’homme saisit en lui-même le mouvement qui ranime. Ce mouvement est projet et réalisation. Il ne se situe pas sur un plan de réussite extérieure, d’ambition ou de puissance ; plus secret, il appartient à la profondeur de l’être qui, du fait de sa valeur, imprègne les pensées, les désirs, la volonté. Toute l’existence est ainsi éclairée et modifiée.


« L’expérience nous met en présence du devenir, voilà la réalité essentielle », écrit Bergson dans l’Energie créatrice. L’importance — pour Bergson — est donnée au mouvement. « Il y a plus dans un mouvement que dans les positions successives attribuées au mobile. » Ainsi « le devenir l’emporte sur les différentes formes successives »


Dans l'Evolution créatrice, Henri Bergson différencie les divers mouvements qualitatifs, évolutifs, extensifs, mouvements du jaune au vert, de la fleur au fruit, de la larve à la nymphe.

En fait, trois possibilités s’ouvrent devant l’homme : adopter une position statique par inconscience ou par choix, ce qui peut être encore signifié par une volonté d’abstention. S’attacher à son ego sans tenter d’ouvrir des brèches dans le cercle qui enclôt l’égoïsme ; enfin opter pour l’aventure et marcher devant soi.


Il est inutile de décrire l’état d’inertie de la possibilité première, car elle est sans contenu valable, aussi stérile qu’un suicide. Elle est d’ailleurs suicide, même si elle dure longtemps, le suicide se renouvelle à chaque instant par le refus de changement. L’attachement à l’ego condamne à l’isolement celui qui en est le lieu. Le voici désormais prisonnier. Qu’il éprouve durant un fragment de seconde la déréliction de son sort, qu’il tire une leçon de cette expérience d’esclavage auquel le soumet cet ego despote, le voici témoin de ce jeu dont il est la victime, déjà libre car une porte s’ouvrira devant sa conscience.


Mais dans la mesure où il rejette sur les événements et sur autrui les causes de sa détention, il est condamné à vie : il errera toujours dans le cercle des impies. Dans Une Grèce secrète, Roger Godel montre comment Déméter est incapable de rejoindre les humains et les Immortels tant que son cœur est ravagé par l’amertume.


En raison de son ego, l’homme seul est responsable de son propre emprisonnement. Un texte chinois Hsin-Hsin-Ming (La Foi en l'Esprit) présente une conversation significative entre un sage (Cheng-tsan) et son disciple (Tao-hsin) :


Tao-hsin vint s’incliner devant Cheng-tsan et dit :

« Je vous implore de m’accorder votre enseignement miséricordieux. Veuillez me montrer comment je puis me libérer. »

Cheng-tsan répondit : « Qui vous a enchaîné ? »

« Personne », répondit-il.

Cheng-tsan dit alors : « Pourquoi, dans ce cas, me demander de vous libérer ? »

A l’instant même Tao-hsin réalisa la vérité.


Opter pour l’aventure, c’est marcher devant soi, choisir la voie droite : via recta. « Allez votre train », allez devant vous conseillait Bossuet. La marche en avant implique une référence constante aux injonctions provenant de l’intériorité. Nous retrouvons cette double notion dans la Bible. Halach signifie marcher, aller de l’avant. Abraham symbolise l’homme en marche : « Marche devant ma face et sois parfait » (Gen., XVII, 1). La démarche intérieure est d’autant mal aisée que l’homme est distrait par son excitation extérieure. Ainsi Pascal remarque que dans la mesure où l’homme refuse le mouvement, il tombe aussitôt dans l’ennui et le désespoir.


Rien n’est si insupportable à l’homme — dira-t-il — que d’être dans un plein repos, sans passion, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide (fr. 131).


Pascal avait déjà affirmé : « Notre nature est dans le mouvement ». Bien entendu, il faut toujours comprendre que le mouvement concerne le corps ou l’âme. Celui qui marche dans une direction juste doit éviter non seulement les pièges tendus sous ses pas, mais tout ce qui rôde autour de lui, et voudrait le distraire et le retenir. Les rôdeurs ont pour fonction de retarder le pas de celui qui avance sur une voie ascensionnelle. « Le diable rôde comme un lion », écrit saint Pierre dans son épître (I, V, 8). Déjà, dans les Proverbes (IX, 13), la Folie est présentée sous les traits d’une femme stupide, assise à la porte de sa maison « pour inviter les passants qui vont droit leur chemin ». Que ceux-ci répondent à ces sollicitations, les voici la proie des ombres du schéol.


La tentation suprême réside toujours dans le fait de tourner la tête non seulement sur les côtés en dehors de la voie droite, mais de fixer son regard derrière soi. Se tourner en arrière c’est, d’une certaine manière, se considérer comme le même homme depuis sa naissance et se prendre en considération ; c’est aussi se charger de souvenirs, alourdir sa mémoire, refuser d’être neuf comme un enfant. Il y a plus encore, se tourner derrière soi, c’est refuser le devenir. D’où la parole de Jésus rapportée par Luc :


« Quiconque met la main à la charrue et regarde en arrière est impropre au royaume de Dieu » (IX, 62).


D’ailleurs, dans le royaume des ombres, il convient de ne pas se retourner. Orphée aurait pu retrouver Eurydice. En enfreignant les lois qui lui interdisaient de tourner la tête, il n’a pu qu’apercevoir Eurydice et l’a perdue aussitôt de façon définitive. Les anges voulant préserver Loth et les siens lui dirent de quitter sa maison, ils lui ordonnèrent de s’éloigner de Sodome sans regarder derrière soi et de ne pas s’attarder dans la plaine. La femme de Loth s’étant retournée fut changée en statue de sel (Gen., XIX, 26). Il y a toujours derrière soi une tête de Méduse, plus ou moins cachée, soucieuse d’utiliser son pouvoir qui est de pétrifier. C’est pour éviter ce danger que Fénelon écrivait à Mme de Montbert : Il ne faut pas regarder derrière soi.


L’homme retrouve... l’innocence quand il retrouve le « sens de la marche » et quand il obéit à la vocation naturelle du mouvement, qui est d’aller et de progresser.

(W. Jankélévitch, Le pur et l'impur).


Il progresse, se renouvelle ou reste identique à lui-même.


Dans l’entretien de Socrate avec Diotime, que Platon rapporte dans le Banquet, Diotime précise que l’homme depuis son enfance jusqu’à sa vieillesse est considéré comme le même individu. En fait, il s’est constamment renouvelé dans ses cheveux et sa chair, dans ses os et son sang. Or, ce n’est point seulement le corps qui devient autre, l’âme aussi subit des mutations et des métamorphoses ; les dispositions, les penchants, le caractère, les opinions se sont modifiés. Il existe des pertes et des gains pour le corps comme pour l’âme.


« Il y en a qui naissent et d’autres qui se perdent » (217 e), la fécondité de l’âme est plus grande encore que celle du corps (219 a).


Ce devenir, cette transformation constante, l’homme l’observe à la fois dans son corps, dans son âme et dans son esprit. Un texte de Plutarque pose et résout ce problème de la transformation de l’homme. Dans son traité De E’I apud Delphos, consacré à la signification des lettres E’I gravées sur le temple d’Apollon à Delphes, Plutarque s’étonne de constater qu’une « seule mort » apparaît redoutable à l’homme, alors qu’il en subit au cours de sa vie un grand nombre. Ayant rappelé la théorie d’Héraclite, concernant la mort du feu, la mort de l’air et la naissance de l’eau, il dira que l’homme mûr meurt quand naît le vieillard, et déjà le jeune homme était mort avant l’apparition de l’homme fait, et l’enfant était mort à la naissance du jeune homme.


L’homme d’hier est mort pour faire place à celui d’aujourd’hui et l’homme d’aujourd’hui est en train de mourir pour faire place à celui de demain. Aucun de nous ne subsiste ni ne reste identique ; nous sommes successivement plusieurs êtres... l’on change précisément en ceci que l’on devient étranger à ce que l’on était auparavant. Ce sont nos sens qui, par ignorance de l’être véritable, nous font croire faussement que l’apparence a une existence réelle. Sous ses multiples changements, l’homme demeure indivisiblement le même, tel le fil qui traverse les perles d’un collier."



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