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Nietzsche : Le Rêve, l'Art et la Vie

Dernière mise à jour : 13 juin 2023


Friedrich Nietzsche (1844-1900)



Extrait de:

Denis Morin

Le rêve dans la philosophie de Nietzsche




« Aussi longtemps que nous nous trouvons sous le charme de l’art, notre appréciation des choses est altérée comme dans un rêve ... et cela tient précisément à ce que l’art est l’activité de celui qui se repose. »



(...)


Il s’agit ici de comprendre en quoi le rêve est une activité reposante. Le repos est pensé dans le cadre du rêve et du sommeil comme salutaire et réparateur. Le sommeil est pensé comme une activité, parce qu’il a pour fonction de régénérer le corps. De même, le rêve semble être une activité salutaire d’un point de vue moral. Et il se trouve que ce repos actif de la conscience, cette activité qui ressemble à une « passivité » est comparable au concept d’oubli que Nietzsche élabore.


Nietzsche voit en effet dans l’oubli moyen de faire place nette qui n’est pas sans rapport avec le rêve puisque celui­-ci revêt une fonction similaire en en tant que faculté d’inhibition positive :


« L’oubli n’est pas seulement une vis inertiae, comme le croit les esprits superficiels ; c’est bien plutôt un pouvoir actif, une faculté d’inhibition positive au sens le plus strict du mot, faculté à laquelle il faut attribuer le fait que tout ce qui nous arrive dans la vie, tout ce que nous absorbons se présente tout aussi peu à notre conscience pendant l’état de « digestion » (on pourrait l’appeler une absorption psychique) que le processus multiple qui se passe dans notre corps pendant que nous « assimilons » notre nourriture.


Fermer de temps en temps les portes et les fenêtres de la conscience ; faire un peu de silence, un peu table rase dans notre conscience pour qu’il y ait de nouveau de la place pour des choses nouvelles. »


On voit maintenant en quel sens il peut être question d’une activité passive, dans le sens d’une activité du corps qui se caractérise par un abandon de la conscience ou du moins par une modification provoquant donc cette impression de passivité pour l’individu qui n’a plus le contrôle par le moyen de sa conscience. Cependant ces expériences ne dépossèdent pas l’homme de lui­-même, elles semblent au contraire vivifiantes à travers cette part de lui qui apparaît ici comme infra­consciente et active : agissant comme un processus de « digestion », « d’absorption » ou encore « d’assimilation ».


« Les luttes qu’il représente sont des simplifications des véritables luttes de la vie ; ses problèmes sont des abréviations du problème infiniment compliqué de l’action et de la volonté humaine. Mais c’est en ceci que résident la grandeur et le caractère indispensable de l’art, qu’il fait naître l’apparence d’un monde simplifié, d’une solution plus prompte des énigmes de la vie. Aucun de ceux qui souffrent de la vie ne peut se passer de cette apparence, comme personne ne peut se passer de sommeil. »



Puvis de Chavannes - Le rêve, 1883



Le rêve est, déjà en puissance, un moyen d’expression supérieur des pulsions. Il permet un point de vue supérieur sur l’action en donnant aux instincts un moyen de se libérer de la crainte et de la pitié. Le rêve est donc un vecteur de transfiguration de l’homme. Il offre un modèle d’homme noble libre de toute contrainte. Il donne la possibilité d’une seconde nature à l’homme, le rend supportable à lui­-même.


« L’art doit avant tout embellir la vie, donc nous rendre nous-­mêmes tolérables aux autres, et agréables si possible. »


(...)


« L’art doit dissimuler ou réinterpréter tout ce qui est laid, ces choses pénibles, épouvantables et dégoûtantes qui, malgré tout les efforts, à cause des origines de la nature humaine, viendront toujours de nouveau à la surface : il doit agir ainsi surtout pour ce qui en est des passions, des douleurs de l’âme et des craintes, et faire transparaître, dans la laideur inévitable ou insurmontable, son côté significatif. »


En affirmant conjointement le caractère de souffrance de l’existence et la complexité infinie des actions et des volontés, Nietzsche pense que la disposition du spectateur et du rêveur se traduit par une simplification qui convertit les problèmes humains en des équations réduites à leur forme la plus simple, une forme qui se donne dans une apparence clarifiée et qui communique plus directement les luttes de la vie et leurs solutions inhérentes à l’interprétation de l’homme.


L’art et le rêve sont donc synonymes d’un soulagement de la souffrance pour l’individu en tant qu’ils répondent aux besoins de ceux qui souffrent de la vie.


L’art, la philosophie et le rêve ont une origine commune, ils proviennent tous trois d’un déséquilibre de l’homme face aux forces de la vie, et partant, sont un moyen d’ordonner un équilibre sur fond dysharmonique, une volonté d’ordre naissant du chaos. Ils constituent donc un accompagnement de la vie en croissance, c'est-­à-­dire en faveur d’une puissance accrue de la vie.


« L’homme qui sent en lui un excédent de ces forces qui embellissent, cachent, transforment, finira par chercher, à s’alléger de cet excédent par l’œuvre d’art ; dans certaines circonstances, c’est tout un peuple qui agira ainsi. »


« Nos rêves, pour le cas où, par exception, ils seraient achevés et parfaits (généralement le rêve est un travail bâclé), sont des enchaînements symboliques de scènes et d’images, en lieu et place du récit en langue littéraire. Nous gaspillons trop notre sens artistique durant notre sommeil. »




Pablo Picasso - Le Rêve, 1932



Ce qui distingue le rêve de l’art, c’est l’effort soutenu que requiert toute œuvre voulant atteindre la transfiguration. Le rêve achevé n’est qu’une exception. L’œuvre d’art ne se constitue pas seulement sur une impulsion comme le rêve. Pour parfaire la réalité, pour la rendre belle, logique et soutenable devant le regard d’autrui, elle implique un travail de production et d’organisation. Le rêve constitue ainsi un gâchis considérable de sens créatif, un amas d’idées inachevées et simplifiées.


Cependant, en tant qu’art incomplet, le rêve n’est pas pour autant inefficace, l’incomplet est considéré au contraire comme une excitation à l’achèvement de la pensée. Le rêve est donc pour Nietzsche une "condition préalable" de l’art.


« Dans une moitié de notre existence nous sommes artistes, en tant que rêveurs. Ce monde tout entier actif nous est nécessaire. »

En ce sens, le rêve, produit pour soi­-même, serait « de l’art », et d’autant plus que Nietzsche exprime ses plus vives craintes quant à un art qui ne serait produit qu’en fonction du spectateur. Face au mode de consommation moderne de l’art comme besoin esthétique de second ordre, il oppose sa vision du spectateur grec comme un modèle. Alors que dans la tragédie grecque le spectateur se voit hissé au rang de héros et acteur de la tragédie, et que le chœur et la foule sont associés, le théâtre moderne et ses auteurs rejoignent de plus en plus la perspective du spectateur en recherchant le spectaculaire.


N’oublions pas que selon Burckhardt, dont Nietzsche s’inspire beaucoup dans ses premières années d’écriture, le « grand homme », l’artiste, se différencie de l’homme célèbre en ce qu’il ne « se commercialise » pas.


« En ce péril imminent de la volonté, l’art s’avance alors comme un dieu sauveur, apportant le baume secourable : lui seul a le pouvoir de transmuer ce dégoût de ce qu’il y a d’horrible et d’absurde dans l’existence en représentations, à l’aide desquelles la vie est rendue possible. Ces images sont le sublime, où l’art dompte et assujettit l’horrible, et le comique, où l’art nous délivre du dégoût de l’absurde. »


On voit déjà que l’art est considéré par Nietzsche comme une puissance grâce à laquelle le pessimisme est surmonté, converti. Ici l’art apporte plus que du réconfort, il apporte le salut. Pour Nietzsche l’artiste a besoin du beau comme chacun a besoin du sommeil qui accompagne le rêve, et c’est dans la belle apparence du rêve qu’il se communique.


Sous l’éclairage des romantiques et de Schopenhauer, Nietzsche se donne alors l’occasion de saisir le rêve comme un exercice menant à une interprétation de la vie. Nietzsche souligne ainsi le pouvoir individuant du rêve pour l’artiste, qui stimule une vision singulière de soi et permet à l’individu de raffermir courageusement son identité, en prenant position face aux images que le rêve symbolise.





« Eh bien, l’homme doué d’une sensibilité artistique se comporte à l’égard de la réalité du rêve de la même manière que le philosophe en face de la réalité de l’existence ; il l’examine minutieusement et volontiers car de ces images, il tire une interprétation de la vie ; au fil de ces processus, il s’exerce pour la vie. »


Il s’agit ici encore d’une ressemblance de rapports, cette fois entre le rêve de l’artiste et la veille du philosophe. L’analogie tient au point commun qu’ont l’artiste et le philosophe d’effectuer un travail d’analyse des images. Mais le philosophe analyse les apparences de veille pour expliquer le monde, alors que l’artiste « examine minutieusement et volontiers », c'est-­à­-dire avec intérêt, les images du rêve, parce qu’elles sont pour lui l’expression redoublée du plaisir avec lequel l’art soulage de la vérité quotidienne des désirs insatisfait.


(...)


« A quelle profondeur l’art pénètre-­t-­il l’intimité du monde ? je réponds : « le monde lui­ même est tout entier art. »


La réalité de veille est en cela considérée comme une création. La nature elle­-même obéit à un principe d’art et l’art est une seconde nature donnée à l’homme pour prendre conscience de lui­-même et extérioriser sa douleur. L’art aurait donc pour fonction de surmonter les douleurs, c'est-­à-­dire que l’art aurait pour fonction le salut. Nietzsche affirmera par la suite que la fonction de l’art est de donner le plus de signification possible au monde."



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