top of page

Nietzsche : Lettres à ses amis (1878-1881)


ree




Friedrich Nietzsche à Mathilde Maier 

 

< Bâle, 15 juillet 1878 >

 

Très honorée Demoiselle,

 

Rien à faire : il me faut causer de l’ennui à tous mes amis — et ce, en exprimant finalement ce par quoi, précisément, je me suis moi-même tiré de l’ennui. Cet assombrissement métaphysique de tout ce qui est vrai et simple, le combat avec la raison contre la raison, laquelle ne veut voir en toute chose que miracle et non-sens — à quoi il faut ajouter, totalement en relation avec cet assombrissement, un art baroque, fait de surexcitation et de démesure glorifiée — je veux parler de l’art de Wagner —, telles sont les deux choses qui finirent par me rendre malade, et plus malade encore, et qui, pour un peu, m’aurait rendu étranger à mon bon tempérament et à mes dons.


Si vous pouviez vous rendre compte vous-même dans quel air pur des hauteurs je vis à présent, quels doux sentiments j’ai à l’égard des hommes qui habitent encore dans la brumeuse vallée, plus que jamais décidé à faire toutes les bonnes et sérieuses actions qu’il me soit possible de faire, de cent pas plus proche des Grecs que je ne l’étais auparavant : comment je vis à présent, aspirant moi-même, jusque dans les plus petites choses, à la sagesse, alors que jadis je ne faisais que vénérer les sages et les citer — bref, si vous pouviez partager avec moi cette transformation et cette crise, oh, alors, il vous faudrait souhaiter de vivre quelque chose de semblable !


C’est au cours de l’été bayreuthien que je pris pleinement conscience de tout cela : après les premières représentations, auxquelles j’assistai, je m’enfuyai au loin dans les montagnes, et là, dans un petit village forestie, s’engendra la première esquisse, environ un tiers de mon livre, intitulé alors «le Soc ». Je revins ensuite à Bayreuth, suivant en cela les vœux de ma sœur, et j’eus alors la force intérieure de supporter ce qui était difficilement supportable — et en silence, devant quiconque ! — A présent, je me débarrasse de ce qui ne m’appartient pas, personnes, qu’elles soient amies ou ennemies, habitudes, commodités, livres ; je vais vivre pour des années dans la solitude, jusqu’à ce que, philosophe de la vie, je puisse (et doive, vraisemblablement) circuler à nouveau, mûr et dispos.


Voulez-vous malgré tout me conserver vos bons sentiments, comme avant, ou plutôt, le pouvez-vous ? Voyez-vous, j’ai atteint un degré d’honorabilité où je ne supporte que les relations humaines les plus pures. J’évite les demi-amitiés et, de manière absolue, ce qui est lié à un parti, et je ne veux pas d’adepte. Que chacun (et chacune) ne soit pour lui-même que son propre et véritable adepte !

 

Votre sincèrement dévoué et reconnaissant F. N.




*



Friedrich Nietzsche à Franz Overbeck

 

Interlaken, Hôtel Unterseen, mardi.

< 3 septembre 1878 >

 

Ma santé progresse, en avant et vers le haut, après une longue période d’essais et d’hésitations, qui signifie à présent : continuer ainsi jusque fin septembre, avec patience et constance, de sorte qu’il me faut, à vrai dire, renoncer à toi et à Zurich. Devant qui, à présent, souhaiterais-je davantage m’exprimer que devant toi, très cher ami, devant qui d’autre pourrais-je le faire ! De nombreuses choses vont et viennent à l’intérieur de moi. Quant à ce qui vient de l’extérieur, je n’ai presque qu’à m’en défendre. Affreuses lettres. J’ai maintenant lu, moi aussi, la malheureuse polémique pleine d’amertume et de méchanceté que Wagner a engagée contre moi dans les Bayreuther Blätter du mois d’août : cela m’a fait mal, mais pas à l’endroit que visait W. — Hier, j’ai dressé un bilan des dernières années et j’en ai été heureux — sur cinq ou six points essentiels, j’ai conquis liberté et indépendance, par de grands sacrifices, il est vrai. Ma santé doit maintenant progresser, et il viendra alors à nouveau plus de joie. Sincèrement dévoué, à toi et aux tiens.


F.


*



Friedrich Nietzsche à Erwin Rohde

 

<Gênes, 24 mars 1881>

 

Voici qu’à présent la vie va et vient, et les meilleurs amis ne voient ni n’entendent rien les uns des autres ! Vraiment, le tour d’adresse n’est pas insignifiant : vivre sans devenir morose ! Je suis si souvent dans la situation où j’aimerais volontiers faire un emprunt à mon vieil ami, à mon vigoureux, courageux et florissant ami Rohde, où je recevrais au besoin une « transfusion » de force, non pas du sang d’agneau, mais du sang de lion — mais il se trouve alors à Tübingen, dans ses livres et dans sa vie de couple, pour moi à tous égards inaccessible. Hélas, cher ami, je dois continuer ainsi à vivre de ma « propre graisse » : ou bien, comme chacun sait, et l’a déjà un jour essayé, à boire mon propre sang ! Il s’agit alors à la fois de ne pas perdre la soif de soi-même, et de ne pas se boire entièrement.


Mais au total, je suis étonné de t’avouer ces choses-là — combien de sources l’homme ne laisse-t-il pas couler en lui. Même quelqu’un comme moi, qui ne fait pas partie des plus riches. Je crois que je deviendrais orgueilleux et insupportable, si je possédais toutes les qualités par lesquelles tu me surpasse. Déjà maintenant, il m’arrive de me promener sur les hauteurs de Gênes, avec un regard et des sentiments peut-être semblables à ceux qui, d’ici précisément, ont envoyé un jour le bienheureux Colomb sur les mers, décidant ainsi de toute sa vie future.


Maintenant, avec ces instants de courage et peut-être même de folie, je dois chercher à remettre en équilibre la barque de mon existence. En effet, tu ne peux pas savoir combien de jours, et combien d’heures, même les jours supportables — doivent être surmontés, pour ne pas dire davantage. Pour autant que l’on puisse soulager et adoucir un état de santé difficile par une « sagesse » de la vie pratique, je fais vraisemblablement tout ce qu’il est possible de faire dans mon cas — dans ce domaine, ce ne sont pas les idées ni les inventions qui me manquent — mais je ne souhaite à personne de connaître mon sort, auquel je commence à m’habituer, parce que je commence à comprendre que je suis à la hauteur.


Mais toi, mon très cher ami, tu ne te trouves pas dans un tel étau, où il faut se faire menu pour pouvoir se faufiler ; Overbeck non plus : vous faites votre beau travail, et sans en parler abondamment, sans peut-être beaucoup y penser, vous avez recueilli tout le bien que l’on peut avoir au midi de la vie — et un peu de sueur en plus, je suppose. Comme j’aimerais savoir quelque chose de tes projets, de tes grands projets — car avec un tel esprit et une telle sensibilité, on promène avec soi, derrière le travail peut-être modeste de tous les jours, quelque chose de très grand — quel réconfort ce serait pour moi, si tu ne me jugeais pas indigne de connaître ces choses-là ! Les amis comme toi doivent m’aider à garder foi en moi-même ; et tu peux le faire, si tu conserves en moi le confident de tes espoirs et de tes meilleurs desseins. — Si sous ces mots devait se cacher une demande de lettre, eh bien, oui ! très cher ami, j’aimerais bien avoir de toi à nouveau quelque chose de très, très personnel entre les mains — pour ne pas avoir toujours des sentiments que pour mon ami Rohde tel que je l’ai connu dans le passé, mais aussi pour celui qui vit maintenant  et — plus important — celui qui connaît changements et désirs : oui, des changements ! des désirs !

Cordialement           

à toi.



*



Friedrich Nietzsche à Paul Rée

 

<Sils-Maria, 8 juillet 1881>

 

Ainsi, continuons simplement à dériver ! Nous finirons certainement, mon cher et courageux ami, par devenir deux bons nageurs. Tout le monde pense déjà que nous nous sommes noyés, mais c’est alors que nous reparaissons sans cesse à la surface et que nous rapportons même des profondeurs ce qui, selon nous, a de la valeur et qui peut-être, un jour, aura de l’éclat pour d’autres que nous. Je viens, par ailleurs, de vivre une période critique, et je suis de nouveau arrivé en Engadine, le lieu qui m’a déjà sauvé : « pas encore séparé de mon corps », et en ce qui concerne mon âme, lisez le livre que notre éditeur va vous expédier.


J’ai parfois l’impression de regarder les hommes et les choses comme si j’étais déjà mort depuis longtemps — ils m’émeuvent, m’effrayent et m’enchantent, mais je suis totalement éloigné d’eux. Perdu pour toujours et pourtant si proche de vous : —

Fidèlement, F. N.



*



Friedrich Nietzsche à Franz Overbeck

 

<Sils-Maria, 30 juillet 1881>

 

Je suis rempli d’étonnement et absolument enchanté ! J’ai un devancier, et quel devancier ! Je ne connaissais presque pas Spinoza : le fait de m’intéresser à lui maintenant fut un « acte instinctif ». Pas seulement du fait que sa tendance générale est semblable à la mienne — faire de la connaissance la plus puissante émotion — je me retrouve sur cinq points capitaux de sa théorie, c’est sur ces choses-là précisément que ce penseur hors-norme et solitaire m’est le plus proche : il nie le libre-arbitre — ; les fins — ; l’ordre moral du monde — ; les actions non-égoïstes — ; le mal — ; et même si, à vrai dire, nos divergences restent énormes, celles-ci tiennent davantage à une différence d’époque, de culture, de savoir. En somme : ma solitude, qui, comme sur les très hautes montagnes, me rendait souvent, très souvent la respiration difficile et faisait affluer mon sang vers l’extérieur, est du moins à présent une solitude à deux. — Etrange ! Par ailleurs, ma santé ne répond pas du tout à mes espérances. Temps anormal, ici aussi ! Conditions atmosphériques en perpétuel changement ! — cela me pousse encore hors de l’Europe ! Je dois avoir des mois de ciel pur, sinon ma situation ne changera pas. Déjà 6 pénibles crises de deux à trois jours !! — Affectueusement

Votre ami.



* * *

© Anthologia, 2025. Tous droits réservés.

bottom of page