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Paul Valéry : Réflexions sur la liberté





Paul Valéry

Regards sur le monde actuel

1931




"On appelle pays libre un pays dans lequel les contraintes de la Loi sont prétendues le fait du plus grand nombre. La rigueur de ces contraintes ne figure pas dans cette définition. Si dures soient-elles, pourvu qu’elles émanent du plus grand nombre, ou qu’il croie qu’elles émanent de lui, il suffit : ce pays est un pays libre.


Dans ce pays qui est libre, il est rigoureusement interdit de puiser dans la mer un verre d’eau, de cultiver dix pieds de tabac, et pour un peu il y serait dangereux d’allumer un cigare au soleil avec une loupe. Tout ceci est fort sage sans doute, et se doit justifier quelque part. Mais la pression n’en existe pas moins, et voici la remarque où je voulais en venir : le nombre et la force des contraintes d’origine légale est peut-être plus grand qu’il ne l’a jamais été. La loi saisit l’homme dès le berceau, lui impose un nom qu’il ne pourra changer, le met à l’école, ensuite le fait soldat jusqu’à la vieillesse, soumis au moindre appel. Elle l’oblige à quantité d’actes rituels, d’aveux, de prestations, et qu’il s’agisse de ses biens ou de son travail elle l’assujettit à ses décrets dont la complication et le nombre sont tels que personne ne les peut connaître et presque personne les interpréter.


Je suis près d’en conclure que la liberté politique est le plus sûr moyen de rendre les hommes esclaves, car ces contraintes sont supposées émaner de la volonté de tous, qu’on ne peut guère y contredire, et que ce genre de gênes et d’exactions imposées par une autorité sans visage, tout abstraite et impersonnelle, agit avec l’insensibilité, la puissance froide et inévitable d’un mécanisme, qui, depuis la naissance jusqu’à la mort, transforme chaque vie individuelle en élément indiscernable de je ne sais quelle existence monstrueuse.


(...)


Je propose une autre recherche : étudier les variations de la liberté individuelle, depuis X années.


Il s’agirait d’examiner les lois successives : les unes accroissent, les autres restreignent le domaine des possibilités de chacun. A partir de tel jour, on ne peut plus être dentiste sans examen et diplôme. A telle date, tout le monde fut astreint au service militaire. A telle autre il fut permis de divorcer. Trente ans après, l’obligation de confesser au fisc tout ce que l’on gagne fut instituée. Vers 1820, c’est une tout autre confession qui fut requise. On voit que le contour de notre domaine de liberté est fort changeant. J’ai grand-peur que son aire n’ait fait que se rétrécir depuis un demi-siècle. C’est une peau de chagrin.


Mais il serait très injuste et très superficiel de ne considérer que les contraintes légales. L’homme moderne est l’esclave de la modernité : il n’est point de progrès qui ne tourne à sa plus complète servitude. Le confort nous enchaîne. La liberté de la presse et les moyens trop puissants dont elle dispose nous assassinent de clameurs imprimées, nous percent de nouvelles à sensations. La publicité, un des plus grands maux de ce temps, insulte nos regards, falsifie toutes les épithètes, gâte les paysages, corrompt toute qualité et toute critique, exploite l’arbre, le roc, le monument et confond sur les pages que vomissent les machines, l’assassin, la victime, le héros, le centenaire du jour et l’enfant martyr.


Il y a aussi la tyrannie des horaires.


Tout ceci nous vise au cerveau. Il faudra bientôt construire des cloîtres rigoureusement isolés, où ni les ondes, ni les feuilles n’entreront ; dans lesquels l’ignorance de toute politique sera préservée et cultivée. On y méprisera la vitesse, le nombre, les effets de masse, de surprise, de contraste, de répétitions, de nouveauté et de crédulité.


C’est là qu’à certains jours on ira, à travers les grilles, considérer quelques spécimens d’hommes libres.



1938."



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