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Cioran, "Invocation à l'insomnie"

Dernière mise à jour : 21 mai 2023

"On ne voit pas impunément dans les ténèbres, on n'en recueille pas sans danger l'enseignement ; il y a des yeux qui ne pourront plus rien apprendre du sommeil ; et des âmes malades de nuits dont elles ne guériront jamais..."

Cioran, photographie d'Irmeli Jung tirée du recueil "L'élan vers le pire"

Gallimard 1988



Le texte ci-après poursuit l'exploration des nuits blanches, évoquées dans notre deuxième florilège Cioranesque. Il se lit comme un complément aux pensées fragmentaires livrées dans les Cahiers huit ans plus tard...



Invocation à l'insomnie

Texte tiré du Précis de décomposition (1949)


J'avais dix-sept ans, et je croyais à la philosophie. Ce qui ne s'y rapportait pas me semblait péché ou ordure ; les poètes ? saltimbanques propres à l'amusement des femmelettes ; l'action ? imbécilité en délire ; l'amour, la mort ? prétextes de bas étage se refusant à l'honneur de concepts. Odeur nauséabonde d'un univers indigne du parfum de l'esprit... Le concret, quelle tache ! se réjouir ou souffrir, quelle honte ! Seule l'abstraction me paraissait palpiter : je m'abandonnais à des exploits ancillaires de peur qu'un objet plus noble ne me fît enfreindre mes principes et ne me livrât aux déchéances du coeur. Je me répétais : le bordel seul est compatible avec la métaphysique ; et je guettais — pour fuir la poésie — les yeux des bonniches et les soupirs des grues.

... Lorsque tu vins, Insomnie, secouer ma chair et mon orgueil, toi qui changes la brute juvénile, en nuances les instincts, en attises les rêves, toi qui, en une seule nuit, dispenses plus de savoir que les jours conclus dans le repos, et, à des paupières endolories, te découvres évènement plus important que les maladies sans nom ou les désastres du temps ! Tu me fis entendre le ronflement de la santé, les humains plongés dans l'oubli sonore, tandis que ma solitude englobait le noir d'alentour et devenait plus vaste que lui. Tout dormait, tout dormait pour toujours. Plus d'aube : je veillerai ainsi jusqu'à la fin des âges : on m'attendra alors pour me demander compte de l'espace blanc de mes songes... Chaque nuit était pareille aux autres, chaque nuit était éternelle. Et je me sentais solidaire de tous ceux qui ne peuvent dormir, de tous ces frères inconnus. Comme les vicieux et les fanatiques, j'avais un secret ; comme eux, j'eusse constitué un clan, à qui tout excuser, tout donner, tout sacrifier : le clan des sans-sommeil. J'accordais du génie au premier venu dont les paupières fussent lourdes de fatigue, et n'admirais point l'esprit qui pût dormir, fût-il gloire d'Etat, de l'Art ou des Lettres. J'eusse voué un culte à un tyran qui — pour se venger de ses nuits — eût défendu le repos, puni l'oubli, légiféré le malheur et la fièvre.

Et c'est alors que je fis appel à la philosophie : mais point d'idée qui console dans le noir, point de système qui résiste aux veilles. Les analyses de l'insomnie défont les certitudes. Las d'une telle destruction, j'en étais à me dire : plus d'hésitation : dormir ou mourir..., reconquérir le sommeil ou disparaître... Mais cette reconquête n'est pas aisée : lorsqu'on s'en rapproche, on s'aperçoit combien on est marqué par les nuits. Vous aimez ?... Vos élans seront à jamais corrompus ; vous sortirez de chaque "extase" comme d'une épouvante de délices ; aux regards de votre trop immédiate voisine vous opposerez un visage de criminel ; à ses ébats sincères, vous répondrez par les irritations d'une volupté envenimée ; à son innocence par une poésie de coupable, car tout deviendra pour vous poésie, mais une poésie de la faute... Idées cristallines, enchaînement heureux de pensées ? vous ne penserez plus : ce sera une irruption, une lave de concepts, sans consistance, et sans suite des concepts vomis, agressifs, partis des entrailles, châtiments que la chair s'inflige à elle-même, l'esprit étant victime des humeurs et hors de cause... Vous souffrirez de tout, et démesurément : les brises vous paraîtront des bourrasques ; les attouchements, des poignards ; les sourires, des gifles ; les bagatelles, des cataclysmes. — C'est que les veilles peuvent cesser ; mais leur lumière survit en vous : on ne voit pas impunément dans les ténèbres, on n'en recueille pas sans danger l'enseignement ; il y a des yeux qui ne pourront plus rien apprendre du sommeil ; et des âmes malades de nuits dont elles ne guériront jamais...

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