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Le pessimisme de Leopardi, par Remy de Gourmont

Dernière mise à jour : 23 oct. 2021


Giacomo Leopardi (1798-1837)




Extraits de :

Remy de Gourmont

Le pessimisme de Léopardi


[Promenades philosophiques, Mercure de France, 1905.]



LE PESSIMISME DE LÉOPARDI


Léopardi n'a jamais été très lu en France. Tandis que Schopenhauer est arrivé à une sorte de popularité littéraire, Léopardi est demeuré, même pour les lettrés, dans la pénombre. Cela tient en grande partie à la médiocrité de ses traducteurs et de ses commentateurs. M. Turiello ne cite qu'avec indignation le nom de M. Aulard, qui a travesti en « une prose timide et anémique » le magnifique verbe du poète italien, puis aggravé son méfait en rédigeant sur l'œuvre de Léopardi un commentaire le plus souvent erroné. Les rares critiques qui se soient occupés de sa philosophie n'ont pas été beaucoup plus heureux, à l'exception de M. Bouché-Leclercq, lequel, d'ailleurs, passant comme M. Aulard à d'autres études, sourit avec dédain quand on lui rappelle son Léopardi. (...)

La poésie de Léopardi est difficile à goûter. M. Turiello dit qu'elle est obscure même pour les Italiens d'aujourd'hui. Il est vrai que Léopardi pratique un peu l'archaïsme et que, d'autre part, depuis son temps, la langue italienne a très rapidement évolué sous l'influence du français. La prose, malgré sa forme sévère, tantôt trop concise, tantôt un peu oratoire, est plus abordable. M. Turiello a mis Léopardi en un français qui reste presque partout excellent, malgré quelques hésitations. Mais s'il est toujours difficile de traduire, il est particulièrement difficile de traduire Léopardi.


En prose comme en vers, c'est un pessimiste de nature, plus que de raisonnement. Sa sensibilité parle, plutôt que son intelligence. Il n'a construit aucun système ; il résume ses impressions, ses observations, en s'efforçant, non sans arbitraire, de les généraliser. Sa philosophie est toute physiologique : le monde est mauvais, parce que sa vie, à lui, est mauvaise. Il s'en fait une représentation affreuse, et il suppose que si les hommes n'en jugent pas comme lui, c'est qu'ils sont fous. L'optimisme est en effet assez répandu. Tant qu'il y a vie, il y a espérance. La fable de la Mort et du Bûcheron peint assez bien l'état d'esprit de l'humanité.


Il est certain, d'autre part, que les littératures et les philosophies, et même celles qui visent à faire rire, et même celles qui exaltent la vie, sont en général pessimistes. Il y a un fond tragique dans le théâtre de Molière et un fond lugubre dans les aphorismes de Nietzsche. L'optimisme complet et béat n'est compatible qu'avec une sorte d'insensibilité et de stupidité animales : les idiots seuls rient constamment et sont constamment heureux de vivre. Mais le pessimisme complet ne peut se développer que dans certains organismes déprimés : ses manifestations extrêmes sont franchement pathologiques et liées à des maladies du cerveau.

Schopenhauer affirme que la vie est mauvaise, et il l'aime, il en jouit. Vienne la gloire, et on le voit s'épanouir. Son caractère n'est aucunement sombre. Il a de l'esprit, il sait s'en servir. C'est, en même temps qu'un philosophe, un écrivain humoristique. Léopardi n'a jamais connu ces expansions. Il affecte de mépriser jusqu'à sa gloire, pour laquelle cependant il travaille. Mais lui aussi est spirituel, quoique toujours amer, et lui aussi est un humoriste. Il a certainement du plaisir à écrire. S'il ignore les autres voluptés de la vie, il connaît celle de pouvoir donner à une pensée lucide une forme belle et puissante.


Son existence, cependant, bien plus logique que celle de Schopenhauer, est en accord très exact avec sa philosophie. Malade, isolé, incompris, Léopardi n'eut pas la force de réagir; mais s'il se laissa entraîner par la tristesse, ce fut du moins en pleine conscience. Il interroge sa désespérance et entre en discussion avec elle. Cela nous a valu ces beaux dialogues qui, avec quelques pensées, ont été réunis sous le nom d'Operette morali.

Léopardi est mort en 1837. Ses écrits semblent d'aujourd'hui même. Presque toutes les questions effleurées avec une sagacité sans pareille dans le Dialogue de Tristan et d'un ami sont de celles qui intéressent encore les philosophes et les critiques.


« Je comprends, dit Tristan, et j'embrasse la philosophie profonde des journaux, lesquels, en tuant toute autre littérature, toute autre étude, trop sérieuse et trop peu divertissante, sont les maîtres et la lumière de l'âge moderne. »


Déjà, de son temps, les flatteurs du populaire disaient, comme les socialistes d'aujourd'hui : « Les individus ont disparu devant les masses. » Déjà la bêtise grave affirmait: « Nous vivons dans une époque de transition », comme si, reprend Tristan, toutes les époques et tous les siècles n'étaient pas une transition vers l'avenir !

Quant à la trame même des dialogues, c'est l'idée de la méchanceté de la vie et de l'excellence de la mort. Elle revient sans cesse et Léopardi n'en corrige la monotonie que par l'ingéniosité de ses imaginations, la beauté de son style, la finesse de son esprit. Tel est le magnifique passage où, après avoir dit que, quoique rajeuni tous les printemps, le monde vieillit continuellement, il annonce la mort suprême de l'univers :


« Pas un vestige ne survivra du monde tout entier, des vicissitudes et des calamités infinies des choses créées. Un silence nu, un calme suprême planeront dans l'espace immense. Ainsi se dissoudra, s'évanouira cet effrayant et prodigieux mystère de l'existence universelle, avant qu'on ait pu l'éclaircir ni le comprendre. »

Sans doute ; mais, en attendant, il faut vivre, ou bien mourir. Dès qu'on a choisi de vivre, il est raisonnable de faire son possible pour s'accommoder à la vie. Le pessimisme n'a qu'une valeur philosophique des plus médiocres. Ce n'est pas même une philosophie, c'est de la littérature et, trop souvent, de la rhétorique. Il est un peu ridicule, cet homme qui poursuit tranquillement son existence, en ajoutant chaque jour une page à la litanie des délices de la mort. En somme, Léopardi, comme bien d'autres hommes, humbles ou supérieurs, souffre de n'être pas heureux ; son originalité est, moins de se complaire dans sa souffrance, ce qui n'est pas très rare, que de trouver des raisons à cette complaisance et de les exposer avec logique et décision. Sa sincérité est absolue.

Considérée en opposition avec les basses rêveries des prometteurs de bonheur, cette littérature est utile. Mais il est bon qu'elle soit rare, car elle ne laisserait pas que d'être déprimante, si on finissait par s'y plaire uniquement. La vie n'est rien et elle est tout. Elle est vide et contient tout. Mais, la vie, que veut dire ce mot ? C'est une abstraction. Il y en a autant qu'il y a d'individus vivants dans toutes les espèces animales. Ces vies se développent selon des courbes et des méandres infiniment variés. Il est bien indiscret de porter un jugement unique sur la multitude des vies individuelles. Les unes sont bonnes, les autres mauvaises, la plupart médiocres, selon toutes les nuances possibles. Il n'y a, dans cet ordre de faits, aucune justice, et le règne de la justice y est particulièrement chimérique, parce que les joies et les chagrins d'une vie tiennent beaucoup moins aux événements dont elle est traversée qu'au caractère physiologique de l'individu.

Les abstractions nous font beaucoup de mal, en nous poussant à la recherche de l'absolu en toutes choses. Le bonheur n'existe pas, mais il y a des bonheurs : et les bonheurs ne peuvent être pleinement sentis que s'ils sont coupés d'états neutres ou même pénibles. L'idée de continuité est presque négatrice. La nature ne fait pas de sauts ; mais la vie ne fait que des sursauts. Les battements du cœur la mesurent et on peut les compter. Que, dans le nombre des profondes pulsations qui scandent notre existence, il y en ait de douloureuses, cela ne permet pas d'affirmer que la vie soit, pour cela, mauvaise.


Une douleur continue d'ailleurs, ni une joie continue ne seraient perçues par la conscience. Qu'il s'agisse des théories transcendantes de Schopenhauer ou des déclarations mélancoliques de Léopardi, la conclusion est la même. Le pessimisme n'est pas recevable, non plus d'ailleurs que l'optimisme. Héraclite et Démocrite peuvent être renvoyés dos à dos, cependant que sans crainte, avec un espoir modéré mais ferme, nous nous efforcerons de tirer de chacune de nos vies, hommes, tout ce qu'elle contient de saveur, même amère.

Léopardi fut encore autre chose que le poète et le moraliste de la désespérance. À dix-sept ans, il s'était déjà rendu célèbre, comme érudit et comme helléniste, par l'Essai sur les erreurs populaires des anciens (1815). Pendant les deux années suivantes, il avait donné plusieurs dissertations sur la Batrachomyomachie, sur Horace, sur Moschus, et des odes grecques dans le goût de Callimaque, dont la perfection fit illusion au point que l'on crut à l'exhumation de quelque manuscrit oublié. Niebuhr affirmait en 1832 que les Notes sur la chronique d'Eusèbe auraient fait honneur aux premiers philologues allemands.


Léopardi en était là, quand tout d'un coup son génie personnel lui fut révélé, et parurent alors ses Poèmes, puis ses Opuscules moraux. Il mourut à trente-neuf ans (1837), laissant une œuvre dont chacune des parties atteint la perfection : l'érudit, le poète, le prosateur, le traducteur, le penseur, l'homme d'esprit sont en Léopardi également admirables. Sans la maladie de langueur qui troubla le cours de sa sensibilité, il eût été un des plus lumineux génies de l'humanité. Son originalité est d'en être le plus sombre.


(...)


Léopardi, qui était un philologue distingué, un helléniste excellent, un grand poète et un philosophe ingénieux, au verbe éloquent, ne sut découvrir ni le bonheur, ni même la paix dans l'exercice de ces dons multipliés. Sa santé était des plus chétives ; son cœur, demeuré vide, sonnait dans sa poitrine au moindre choc ; il était timide et ses nerfs tressaillaient à tous les heurts, comme ces harpes qui étaient à la mode au temps de sa jeunesse. Il était né quatre ans avant Victor Hugo et il mourut jeune, sans avoir connu la gloire, alors que le romantique Manzoni, qui devait remplir un siècle presque entier, était depuis longtemps célèbre par toute l'Europe. Est-ce dans ces diverses causes qu'il faut chercher la source du pessimisme de Léopardi ? On ne le croit pas. Le malade, loin de maudire la vie, est rempli d'espérance ; il est optimiste, il veut guérir ; il sait qu'il guérira.


Ce n'est pas à lui qu'il faut parler de l'infinie vanité de tout. Cela le mettrait en colère d'entendre déprécier des biens qui sont momentanément éloignés de sa main, mais qu'il s'apprête à toucher encore et à reconquérir. Scarron était plus malade et plus difforme que Léopardi et il n'en fut pas moins un gai, un trop gai compagnon. Etre incompris ou du moins n'être pas estimé à sa valeur, il n'y a pas là, non plus, de quoi rendre pessimiste un esprit sain. L'homme supérieur se moque, après tout, de l'opinion des hommes, quand elle n'est qu'une opinion, c'est-à-dire un fait sans conséquences pratiques. Et c'était le cas pour Léopardi, qui pouvait vivre indépendant pourvu d'un médiocre, mais honorable patrimoine.


Le pessimisme tient au caractère, et le caractère est une expression de la physiologie. Il en est des écrivains, des philosophes, des poètes exactement comme des hommes des autres professions. Ils sont gais, tristes, spirituels, moroses, avares, libéraux, ardents, paresseux, et leur talent prend les couleurs de leur caractère.


Si l'on étudiait l'histoire littéraire à ce point de vue, qui ne manquerait pas d'intérêt, on y découvrirait très probablement un grand nombre de pessimistes ou, comme on disait jadis, d'esprits chagrins. Il y a peu d'hommes de valeur qui n'aient parfois trouvé à la vie un goût un peu amer, même parmi ceux qui, comme M. Renan, firent profession d'éternelle jovialité. Il n'est pas de grand écrivain sans une grande sensibilité ; capables de joies très vives, ils le sont aussi de peines excessives. Or, la peine, qui est dépressive, laisse dans la vie des traces plus profondes que la joie. Si l'intelligence ne régit pas, si elle n'intervient pas pour établir une hiérarchie, ou un balancement des sensations, ce sont les idées tristes qui finissent par l'emporter par leur nombre et leur force. La sérénité de Renan n'est peut-être que l'apathie de l'indifférence ; la sérénité de Gœthe représente la victoire de l'intelligence sur la sensibilité.


(...)"


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