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"Des astres plein le cœur..." : Quelques poèmes de l'oublié Albert-Paul Granier

Mourir là, couché dans la boue ensanglantée, Oh, du ciel plein les yeux, des astres plein le cœur, mourir là, caressé par la lune câline, avec un grand morceau d'acier dans la poitrine !

Albert-Paul Granier, "La Fièvre"

Les Coqs et les Vautours, 1917





Le nom d'Albert-Paul Granier (1888-1917) s'ajoute à la longue liste des écrivains, — on en dénombre environ quatre-cent-cinquante —, disparus lors du carnage de la Grande Guerre. Si plus d'un siècle nous en sépare, il est toujours douloureux de mesurer l'ampleur de la perte de ces hommes dont la vie fut dérobée si sauvagement.

Le temps d'un article, la mise en valeur de ces poètes méconnus, oubliés, et/ou disparus à la guerre, nous permet d'honorer leur mémoire à notre manière... Car les vers d'Albert-Paul Granier (vingt-huit ans à sa mort en 1917), ont peu de choses à envier à ceux d’écrivains plus renommés, — Péguy, Apollinaire ou même Louis Pergaud, ce dernier étant cependant plus connu pour ses romans animaliers et sa Guerre des boutons que pour ses très beaux poèmes de jeunesse. Pourtant, c'est bien sur eux qu'est presque exclusivement dirigée la lumière, comme si tous les autres, et ils furent nombreux à avoir superbement « taquiné la muse », n'existaient déjà plus. Et comme si la Guerre, les ayant physiquement anéantis, avait également annihilé leur carrière et la trace de leur talent.

Qui était Albert-Paul Granier ? Né dans une famille aisée et élevé dans un milieu intellectuel, il fut très tôt un élève prometteur, destiné à reprendre l’activité notariale de son père dans leur étude du Croisic (où il naquit). Après ses études de notariat, son service militaire de trois ans modifia quelque peu ses plans. Il monta à la capitale peu après le service, et y vécut des mois heureux pendant lesquels il s'adonna à la poésie et à la musique.

Le grand bouleversement de l'été 1914 altéra sa trajectoire de vie.

Fin 1916, le jeune homme, alors sous-lieutenant, particulièrement remarqué pour son sérieux et son abnégation, s'était porté volontaire pour mener des missions d'observation aérienne. En bon éclaireur, il était chargé d'effectuer des vols de reconnaissance autour des zones particulièrement dangereuses et exposées, comme celle de Verdun. Mais pendant l'une de ses opérations, le 17 août 1917, son avion, frappé par un obus, fut entièrement pulvérisé. Le corps du poète ne fut jamais retrouvé.

Son unique recueil Les Coqs et les Vautours, qui regroupe les poèmes qu'il écrivit entre 1914 et 1916, parut en 1917, quelques temps avant sa mort. Il aurait profité d’une permission pour porter son manuscrit chez l’éditeur Jouve et Cie à Paris, qui publia probablement le recueil à compte d’auteur. Albert-Paul Granier était également parvenu à envoyer son précieux recueil à l’Académie Française, sans doute quelques jours avant sa fin tragique.

Il était déjà mort depuis quatre mois quand le secrétaire de l’Académie lui en accusa réception.

Les Coqs et les Vautours a fait l’objet d’une réédition en 2008 aux Éditions des Équateurs, avec une belle préface de Claude Duneton, qui apporte de nouvelles informations sur la vie du poète. Nous publions ci-dessous quelques vers publiés dans le volume, dont la redécouverte fut rendue possible grâce à cet important travail de mise en valeur.

Il nous faut désormais espérer que le talent de ce « caressant charmeur de songe », de ce « chevaucheur de chimères », ne soit plus jamais oublié.




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La Fièvre

Les Coqs et les Vautours (1917)


— Mon cœur, mon cœur, pourquoi courir ?

où précipites-tu ta chevauchée,

Vers où m'emportes-tu, vers où

ton galop dur de cheval fou

traîne-t-il ma vie échevelée ?...


Mon cœur s'en va par les nuages,

par les plaines et les montagnes,

et le beau Pécopin sur son genêt d'Espagne

filait moins vite à travers la durée,

que moi et mon coeur emballé,

sans bride et sans mors comme un étalon sauvage.


— Où cours-tu, mon cœur, où m'emmènes-tu ?

— Vers les hôpitaux blancs dans des jardins tranquilles,

des pas de femmes chuchotent au parquet nu,

et, dans le soir tombant, les carillons paisibles

égrènent vaguement de calmes angélus ;

vers les hôpitaux blancs où l'on meurt doucement

avec de blanches mains de femme à son front pâle,

et des paroles d'or, et des mots consolants...


— Non ! mon cœur, mon cœur déchaîné !

— Que l'on m'amène mon cheval !


J'aime mieux le tocsin farouche des canons

qui clochent dans le soir la chute des tonnerres,

et je préfère, au pas feutré des infirmières,

le vrombissement dur des lourds éclats d'acier

en invisible vol au-dessus de nos têtes !


Ô mon cœur, mourir là, près des canons cabrés,

dans le triomphe fou de l'immense Épopée,

Mourir là, couché dans la boue ensanglantée,

Oh, du ciel plein les yeux, des astres plein le cœur,

mourir là, caressé par la lune câline,

avec un grand morceau d'acier dans la poitrine !


1916.


Haïr

Les Coqs et les Vautours (1917)


Ô vous, les doux rêveurs, mes frères,

les caressants charmeurs de songe,

vous, les chevaucheurs de chimères,

pacifiques héros dont l'âme s'éparpille

en frissons volatils, sur l'univers,

ô les adorateurs d'étoiles,

il nous faut laisser fuir la danse ensorcelante

des magiques envols de rêves chatoyants,

le calme exubérant des chambres bienveillantes,

la quiétude des reflets, dans les miroirs,

la caresse dorée de la lampe attentive,

— ô la douceur des soirs, sous l'abat-jour,

à faire luire et miroiter, dans le silence,

comme une femme qui regarde des bijoux,

les vers fluorescents dans l'écrin blanc des livres,

ô les nuits fébriles de Pensée ivre,

penchés sur des poèmes,

comme un orfèvre ciselant des pierreries.

Tout ! Il faut tout laisser derrière nous,

— ô nous, les butineurs d'Idées —

il faut tendre nos volontés,

vieux arcs depuis longtemps lassés,

et darder, darder la Haine !


Haïr ! Haïr ! mot dur à l'âme !

Haïr, il nous faut haïr !

Haïr jusqu'à l'enthousiasme !


1914.


La Rafale

Les Coqs et les Vautours (1917)


En rafale d'acier, les longs obus gloutons,

fracassant le ciel clair d'un formidable orage,

se sont rués férocement sur le village,

comme un vol d'aigles sur un troupeau de moutons.


Et, lorsque la fumée, en pesants tourbillons,

s'est effacée au long des calmes pâturages,

le doux village, au bord de la rivière sage,

n'était plus que ruine et désolation.


Mais, au milieu des morts des ans passés, l'église,

debout, comme un cheval moribond, agonise,

et son âme, saignant aux blessures des pierres,


pleure aux abats-sons morts du clocher chancelant

de ne pouvoir sonner, ce soir, pieusement,

le glas du doux village au bord de la rivière.


1914.



Musique

Les Coqs et les Vautours (1917)


La neige duvetait l'espace comme un songe...


Au carrefour, la fontaine était figée...


Et, alors que je passais

près de la source immobile,

glissèrent sur mon âme blanche,

fluide dans la neige papillonnante,

des accords légers et délicats,

comme des accords d'harmonica,

des accords aériens,

comme des murmures de séraphins,

comme des violes miraculeuses d'anges.


Au coin du carrefour, dans une grange,

un homme

appuyait doucement sa joue au violon

et caressait les cordes chantantes

des crins tendus de l'archet blanc.


C'était une musique merveilleuse,

délicieusement svelte et gracieuse,

avec des doubles cordes et des arpèges,

et qui s'évaporait, parmi la neige,

— la neige blanche et mate —

en un miroitement de moire en arc-en-ciel :

la musique m'emmitouflait de songerie,

m'auréolait de sortilège,

m'épanouissait dans l'irréel,

comme si je voyais quelque fée

qui, avec de belles mains de neige,

aurait jonglé avec des perles,

des cristaux et des pierreries,

ou comme si quelqu'un avait capturé

un poisson fabuleux, mordoré de nacre,

dont les écailles chatoyantes

et irisées comme des prismes

se fussent éparpillées, impondérables

en éclaboussement diamantaire...


Le canon, là-bas,

a défoncé le soir profond

avec un bruit de cataclysme,

comme si des cyclones

avaient heurté en route des typhons...


La neige, lente et persuasive,

apaisa de douceur dormante

le bondissement dur des échos affolés,

et la musique merveilleuse

reprit son frêle échaufaudement de reflets,

sa trame d'impalpable vertige,

comme une fontaine lumineuse,

si fragile, sur le cristal mobile de sa tige...


Et je demeurai là, sous la neige silencieuse,

comme un enfant

qui écoute un conte de Noël.


Rupt-devant-Saint-Mihiel. 1914.



Crépuscule

Les Coqs et les Vautours (1917)


La nuit ouate de mystère la vallée

où flotte étrangement le fleuve endolori

— pâle lambeau de ciel meurtri,

arraché tout à coup par les obus rageurs

et tombé lentement des espaces

dans la fosse de la vallée.


Un long morceau de ciel crépusculaire gît

dans la vallée,

moribond et veillé par les peupliers gris

en rang comme des moines ;

et, lentement prieuses, les étoiles

— très pâles, dans l'ensanglantement du crépusculaire —

palpitant leurs longs yeux humides de douceur,

pleurent le ciel cassé par les obus rageurs,

pleurent le ciel tué qu'ensevelit la brume.


Observatoire de... Sur la Meuse. 1915.



Réminiscence

Les Coqs et les Vautours (1917)


La pluie s'effile au long du temps,

la pluie bêche la boue au long du jour maussade,

la pluie sanglote longuement en accords mous,

et le vent chuchoteur effrite les nuages...


Pourquoi, ce soir, me hante

le majestueux andante

de la septième symphonie ?

Ses accords simples et magnifiques,

comme des arcs de triomphe anciens,

m'envoûtent de leur charme vaste.


Son harmonie ronronne à mon âme,

veloute son glissement souple

de mélancolique promenade

sur la berge d'un canal.


Il pleut sans fin...


La boue serpente en longs ruisseaux d'agate

et d'onyx nuageux, que mon cheval

crève à longs coups de ses sabots aigus,


Il pleut sans fin au long du jour bleuâtre.


L'andante doux apaise ma rancoeur

de sa sérénité divine...


Ô les dimanches de l'autre année,

les dimanches après-midi,

c'était, dans la clarté des lampes,

l'orchestre immense, unanimant son âme

à la pointe des archets légers.

Le fluide miraculeux

s'éparpillait vers les balcons

et neigeait sur les âmes à nu,

comme un reflet de vitrail au printemps

sur un voile de communiante.


L'andante,

l'andante est doux et triste un peu

comme un soir d'automne sur les étangs ;

il est céleste comme un chant d'orgue,

et mon âme chrysalide

se tisse un cocon merveilleux

de sa béatitude endolorie,


sur la trame de soie violette de la pluie.


Route de Chauvoncourt. 1915.


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